La forme politique moderne

Télérama, n° 3019, 24 novembre 2007

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L'Avènement de la démocratie

La démocratie ? Le pire des systèmes à l'exclusion de tous les autres, disait Churchill. Marcel Gauchet, lui, dans ces deux premiers tomes de L'Avènement de la démocratie - qui en comptera quatre -, ne cherche pas à condenser son sujet en une formule. Vingt ans après Le Désenchantement du ­monde, il tente de comprendre ce qui, dans le parcours sinueux de la démocratie, peut aider à la comprendre aujourd'hui : « Jamais ­elle n'a été aussi solidement installée, jamais, simultanément, elle n'a paru aussi menacée par le vide et l'impotence. » Ponctués d'étincelants développements, ces deux livres, d'une lecture parfois ardue, appréhendent toute la complexité d'un système politique dont le moins que l'on puisse dire est qu'il vient de loin.

Il y a une dimension prométhéenne dans cette démocratie qui n'a cessé, depuis les années 1880, de se dévorer elle-même pour toujours renaître. Le premier volume, La Révolution moderne, est le long prologue d'un moment de notre histoire dont Marcel Gauchet, directeur d'études à l'EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) et rédacteur en chef de la revue Le Débat, veut pister les origines, dessiner les contours et tracer les lignes de force ou de fuite. L'évidence de la « prégnance » du fait religieux sonne comme un rappel : « La religion, écrit-il, ne commande plus l'être-­ensemble ; il n'empêche que la forme qu'elle lui communiquait n'a aucunement disparu pour autant. » A l'aube du XVIe siècle, quand Luther placarde sur l'église de Wittenberg ses quatre-vingt-quinze thèses contre les indulgences, replaçant l'homme seul face à Dieu, court-circuitant en quelque sorte les intermédiaires, son geste enclenche aussi, à plus long terme, le procès des « institutions médiatrices ». Démaillotant les enchaînements de cette révolution philosophique, Gauchet considère alors les difficultés d'un Etat, investi de droit divin, mais qui sera en charge du sort des individus qui composeront la société civile. La révolution intellectuelle place l'individu dans, mais aussi face à l'Etat. Un ajustement que la Révolution française ne pourra résoudre. L'ère des contradictions ne cessera alors de prospérer car on attribuera à l'Etat des tâches, des champs de gestion, qu'il ne pourra embrasser.

Installée au seuil des années 1880, la démocratie doit absorber révolutions politiques et industrielles, se loger dans une cons­cience de l'histoire qui envisage le passé comme potentiel facteur d'anticipation des événements, et digérer la naissance de la so­ciété non plus comme simple sujet, mais comme actrice de l'évolution historique et poli­tique. La société devient un partenaire conflictuel du politique. Les organisations, succédant à une hiérarchie fondée sur les ordres, essaiment alors, contemporaines d'un monde en pleine mutation, mais conservant aussi des traits religieux. L'accélération des rythmes industriels comme des communications contribue encore à faire naître les frustrations, face à un Etat dont on ne réfute plus la légitimité démocratique mais dont on conteste la capacité à prendre en compte les aspirations nées du désir d'autonomie. L'antiparlementarisme (Gauchet accuse un peu injustement les historiens de ne pas en avoir suffisamment étudié les causes) et les agacements des milieux économiques contre l'interventionnisme de l'Etat sapent la démocratie. Etourdissant rappel de ses origines et sévère mise en garde, ces deux livres montrent que la démocratie, supposée «horizon indépassable de notre temps », se fissure depuis longtemps sous le coup d'une crise de l'action collective. L'histoire n'est jamais close.

Gilles Heuré