Le sacre et la déréliction de la démocratie

Extrait de l'introduction générale de L'avènement de la démocratie, tome 1: La révolution moderne publié par Le Nouvel Observateur du 8 novembre 2007.

Jamais la démocratie n'a été aussi solidement installée; jamais, simultanément, elle n'a paru aussi menacée par le vide et l'impotence. Son empire s'étend sans plus rencontrer d'opposition, ses règles et ses procédures prévalent avec une rigueur sans cesse accrue, son esprit entre dans les rapports sociaux et modèle l'identité des êtres avec toujours plus d'ampleur et de profondeur. Et, pourtant, un mal mystérieux ronge ce progrès euphorique. Quelque chose comme une anémie galopante dessèche ces formes qui s'élèvent à l'irréprochable. L'indéniable avancée dans la réalité se solde par une non moins incontestable perte d'effectivité. La puissance réelle déserte la machinerie à mesure que ses rouages se perfectionnent.

Je propose l'expression de «démocratie contre elle-même» pour rendre compte de cet obscur écartèlement. La formule cherche à pointer l'originalité de la situation par rapport au cas de figure classique des contradictions de la liberté: la fatale liberté laissée aux ennemis de la liberté de la détruire, Hitler arrivant au pouvoir par la voie légale, en 1933, pour abolir aussitôt la légalité. Aujourd'hui, nous sommes aux antipodes d'une telle opposition frontale et déclarée. L'antagonisme dont il s'agit est tout interne et il s'ignore; il procède des valeurs les plus certaines de la démocratie et il opère en secret. C'est le zèle des amis de la liberté qui se révèle autodestructeur, sans qu'un instant l'existence de la liberté soit remise en question. L'affaiblissement marche avec l'approfondissement.