Un gigantesque chassé-croisé

Nouvel Observateur, 03/04/2007
Marcel Gauchet analyse les résultats du premier tour de l'élection présidentielle pour le Nouvel Obs. Le philosophe et rédacteur en chef du Débat est catégorique : il y a bien eu un basculement des valeurs à droite et à gauche. Désir de politique L'indécision des électeurs à la fin de la campagne allait-elle se transformer en abstention ? Le 22 avril, c'est le contraire qui s'est passé. Cela démontre que le désir de politique reste profondément présent dans la société française, n'en déplaise à tous ceux qui spéculaient sur la dépolitisation de nos concitoyens. Il fallait, paraît-il, se résigner à cet état de fait. C'est un cinglant démenti. Même le poids des votes extrêmes en 2002 pouvait déjà à l'époque être compris comme un refus de l'abandon de la politique. Le vote extrême était, me semble-t-il, l'expression, certes pathologique, de la volonté de croire au pouvoir de la politique, à l'extrême-gauche comme à l'extrême-droite. Oui, la société française perdure dans son exception. Elle continue de croire dans la politique. L'arrivée sur la scène d'une nouvelle génération a été pour les électeurs l'occasion d'en finir avec le cycle mitterrando-chiraquien. Le rejet de 2002 était étroitement lié à la pauvreté de l'offre politique. Depuis 1988, le mitterrando-chiraquisme a paralysé le pays et l'a enfermé dans le marasme politique. Le miracle, c'est que nous sommes peut-être en train de sortir de ce cycle dépressif. Finalement, le mal n'était pas aussi irrémédiable qu'on pouvait le craindre. Le centre protestataire Assiste-t-on au retour du classique affrontement bipolaire ? Oui et non. On assiste surtout à la volonté collective de faire un choix entre deux options concurrentielles et constructives. Les électeurs ne votent pas uniquement pour s'exprimer en tant qu'individus mais pour se ranger dans un camp bien identifié qui propose une alternative claire. Cela s'appelle la discipline démocratique. En même temps, la spectaculaire percée du centre menée par Bayrou montre que la vieille droite et la vieille gauche, en dépit de leur vocation de mettre en forme des choix clairs, laissent insatisfaits un nombre significatif de Français. Le phénomène Bayrou doit nous faire réfléchir. D'abord, il témoigne du refuge au centre du vote protestataire. C'est inédit et original ! Les protestataires de 2002 ont mesuré la stérilité du vote aux extrêmes. Certains ont trouvé la formule magique : le vote anti-système à l'intérieur du système, ce qui leur permet d'« emmerder » simultanément la gauche et la droite officielles. Le vote Bayrou est un rejet de l'offre politique proposée par la gauche et la droite, en même temps qu'un désir de civiliser la démocratie, c'està-dire la coexistenced'une gauche et d'une droite. Le sectarisme demeure encore très puissant dans les deux camps. C'est avec lui qu'une partie de l'électorat est en rupture. Le phénomène Bayrou Le phénomène Bayrou marque une évolution profonde qui tient au glissement lent et progressif de la France catholique vers la gauche. C'est ce glissement qui déjà en 1981 a assuré le succès de Mitterrand. Il continue. Bayrou a enregistré l'éloignement d'une partie de l'électorat démocrate-chrétien de la droite d'aujourd'hui, qui est devenue matérialiste et ne croit plus qu'au marché. C'est la grande révolution contemporaine : la gauche, qui était matérialiste, devient idéaliste et se réclame des « valeurs », alors que la droite, qui se voulait morale et religieuse, ne jure plus que par l'économie. Il faut reconnaître à Bayrou le mérite d'avoir perçu ce phénomène. De l'autre côté, l'électorat chrétien progressiste, qui avait déjà rallié la gauche, est frustré, voire en colère, face au retard de l'aggiornamento idéologique du Parti socialiste. L'ancienne « deuxième gauche » a repris ses distances vis-à-vis de la première en se reportant sur Bayrou. C'est ainsi que celui-ci a bénéficié d'un double mouvement de la droite vers la gauche et de la gauche vers la droite. Ce phénomène est riche de conséquences pour l'avenir. Les sujets qui fâchent Le lepénisme est-il derrière nous ? Un point au moins est acquis. Le lepénisme survivra d'autant plus difficilement à Le Pen que son déclin a commencé avant que son leader ne disparaisse de la scène. Le 22 avril 2007, les électeurs ont voté pour donner sa chance à une nouvelle génération politique. Mais attention ! Si dans l'avenir ils sont déçus par leurs élus, très vite la protestation reprendra le dessus. Les électeurs leur ont ouvert un crédit, mais qui pourra le moment venu leur être retiré. Sarkozy a eu le mérite d'aborder les sujets qui fâchent. Cela a eu un effet symbolique énorme pour une partie de l'électorat qui avait l'impression que ses préoccupations prioritaires n'avaient pas de place dans l'espace public. Quand Sarkozy aborde de front un certain nombre de sujets comme la « voyoucratie » dans les « quartiers » ou la maîtrise de l'immigration, il introduit dans le discours public des préoccupations légitimes en provoquant dans une partie de l'opinion un effet cathartique. Le mitterrando-chiraquisme avait expulsé ces sujets du débat public au nom des grands principes, ce qui était profondément malsain, et d'ailleurs, il faut le constater, une exception européenne. Le discours de Sarkozy a permis de réinsérer une partie de l'électorat protestataire dans le jeu politique normal. Du point de vue de la démocratie, on ne peut que s'en féliciter. Il faut ajouter que la diabolisation du sarkozysme à laquelle s'est livrée la gauche a été politiquement contre-productive. Elle n'a pas dissuadé l'électorat naturel de Sarkozy et elle a facilité le ralliement de l'extrême-droite. Nécessaire rupture Ni Ségolène Royal ni Nicolas Sarkozy ne me semblent des personnalités politiques de grande envergure. Mais, en politique, ce sont les circonstances qui commandent, et l'une et l'autre sont sans doute les bonnes personnes au bon moment. Le vrai problème politique français, c'est le comment : tout le monde sait où sont les difficultés, mais personne jusqu'à présent n'a su les traiter. La question est de trouver une méthode de la réforme. Royal et Sarkozy ont au moins en commun d'avoir fait le constat qu'un certain style de commandement politico-administratif est périmé. Il faut renouer les liens entre la décision politique et les citoyens. Royal et Sarkozy ont pris la mesure, chacun à leur façon, de la crise d'autorité qui travaille la société française. Le chiraquisme, avec son mélange de monarchisme irresponsable et de technocratie brutale, où la pratique démentait en permanence le discours ronflant d'en haut, a été une caricature du politique. Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy ont compris en même temps qu'il fallait rompre avec ces façons de faire. On les a accusés de populisme. Mais c'est ignorer qu'il y a un populisme légitime dans un régime de souveraineté du peuple. A cet égard, ils ont tous deux l'intelligence de l'essentiel en ce qui concerne la nécessaire rupture avec leurs prédécesseurs. Le chassé-croisé droite-gauche Je crois que l'opposition gauche-droite fonctionne toujours. Elle demeure l'axe organisateur de la vie démocratique. Mais en même temps il y a de considérables déplacements du contenu. Les repères traditionnels ne marchent plus. La droite, ce n'est plus la nation et la tradition. La gauche, ce n'est plus la révolution. Au fond, la gauche a gagné culturellement. En termes de valeurs, la droite est devenue de gauche. Mais, simultanément, la gauche a totalement perdu sur le plan des solutions. Elle n'a plus aucun discours plausible à opposer aux solutions libérales et capitalistes. Elle ne peut proposer que des aménagements en ce qui concerne la redistribution, la protection ou le contrat de travail. Pour la règle du jeu économique de la société, elle n'a rien à ajouter. C'est ainsi qu'on assiste à un gigantesque chassé-croisé entre la droite et la gauche qui nourrit les incertitudes contemporaines. L'affrontement passe désormais entre le principe de réalité - défendu par la droite - et les valeurs - dont la gauche est le porte-drapeau. Cette dernière incarne, dans un monde extrêmement prosaïque et compétitif, la permanence des valeurs supérieures, des valeurs de l'esprit face au règne de l'argent. La faiblesse de la droite est d'être devenue cynique. Celle de la gauche, d'être terriblement angélique. Or, dans cet affrontement, chacun d'entre nous sent bien qu'il est à la fois de gauche et de droite. Nous voulons tous que ça marche, mais en évitant la brutalité et l'inhumanité. Cette contradiction est plus forte que jamais. Et elle habite chacun de nous.
François Armanet, Gilles Anquetil