La revanche du réel

Le Point, 24/05/2007

Pour le philosophe et historien Marcel Gauchet, la présidentielle est une «revanche du réel ». les électeurs ont manifesté leur désir intact de politique et veulent que la France se mette à l’heure du monde tout en gardant son identité. Une mission historique qui ne peut, avertit-il, être confié à des dirigeants qui méprisent les citoyens.

Elisabeth Lévy : On pensait que les Français ne croyaient plus à la chose publique et que l’élection se résumait à une sorte de « Star Academy ». L’intérêt suscité par la campagne infirme-t-il ce sombre diagnostic ?

Marcel Gauchet : La première leçon de cette élection fondée sur personnalisation, sur l’inflation du « je » et de l’individualité est que les Français continuent à croire en la politique. On peut saluer les principaux candidats pour avoir joué une partition intéressante. Et souhaiter bonne chance au vainqueur.

Mais jamais des candidats n’avaient aussi ouvertement misé sur la communication et l’image.

La communication n’exclut pas la politique. Dans le cas précis, elle a même fonctionné comme un activateur de politique. De ce point de vue, les deux candidats étaient sur la même ligne de départ. Tous deux ont compris qu’un certain type de discours politique avait perdu toute espèce d’autorité. A partir de ce constat, ils ont suivi deux démarches différentes. Nicolas Sarkozy a proposé une politique d’offre en parlant comme les gens. Ce langage, proche des préoccupations familières de la population, a eu un effet cathartique auprès de l’électorat protestataire qui ne se reconnaissait pas dans la scène politique officielle. Il lui a permis de franchir les frontières de l’extrême droite mais aussi d’une partie de la gauche. « Mon langage est le vôtre » : au service d’une certaine exigence de proximité, la communication a fait la différence avec le style compassé, artificiel, langue de bois, bien-pensant dont Chirac était spécialiste. De son côté, Ségolène Royal a parlé le langage de la demande : « Dites-moi ce que vous voulez entendre et je le dirai. » En dépit du fait qu’elle a séduit, suscité un grand intérêt, c’est la proposition volontariste qui a eu du succès.

Du Fouquet’s au « Paloma », les débuts de Nicolas Sarkozy ne reflètent pas vraiment une communication au service des « préoccupations familières des gens ». A-t-il commis une erreur ?

Apparemment, cela n’a pas eu d’impact immédiat. Les Français sont concentrés pour le moment sur des échéances plus importantes à leurs yeux. Ils attendent pour juger.

On peut aussi se réjouir qu’il n’y ait pas eu de vote féminin malgré l’injonction cent fois réitérée de choisir une femme comme preuve de la modernité française.

Oui, les Français sont restés égaux à eux-mêmes. Une femme, pourquoi pas – et elle a été traitée avec déférence. Mais cela n’a pas été un élément déterminant du choix. La République est toujours bien là, dans les esprits.

La participation massive que bien des pays nous envient traduirait donc un désir de politique ?

Alors qu’il n’y avait pas eu de véritables élections depuis douze ans, cette échéance à haute teneur politique a été l’occasion d’une dramatisation sans drame. Les Français ont confusément senti qu’on avait changé d’époque. « On ne peut pas continuer comme avant » : cette idée s’est imposée dans les têtes. Or, à tort ou à raison, les deux candidats apparaissaient comme nouveaux. Il est vrai qu’à 50 ans, pour la gérontocratie française, on sort de l’école maternelle : dans les critères de la culture locale, Royal et Sarkozy incarnaient une fraîcheur juvénile.

Cela fait pourtant des années qu’une partie des élites répète que le monde change pour convaincre les Français de renoncer à toutes spécificité. Est-ce vraiment ce qu’ils souhaitent ?

Ils veulent que l’on mette la France à l’heure du monde mais en la gardant comme la France. Jusque-là, malgré la rhétorique de l’adaptation, les Français ont choisi d’ignorer la mue du monde engagée depuis les années 70, aidés en cela par une série d’illusionnistes. Giscard d’Estaing a usé de tout son zèle pour leur épargner les douleurs du monde en train de naître, d’où sa maxime favorite : « C’est vrai, mais il ne faut pas le dire. » François Mitterrand a réussi à camoufler le sens de l’échec de la politique menée entre 1981 et 1983 et à faire passer la construction d’une Europe où la France était vouée à se dissoudre pour la réalisation du socialisme qu’on n’avait pas pu instaurer dans un seul pays : c’est ce que nos socialistes ont, avec une remarquable obstination, appelé l’Europe sociale. Avoir fait croire que l’adoption de la monnaie unique allait ouvrir sur ce paradis social représentait une performance inouïe. Quant à Chirac, il a maintenu le gaullisme dans ce qu’il a d’essentiel à ses yeux, la politique étrangère, et pour le reste, il pensait que son rôle était de faire du social, c’est-à-dire de continuer à épargner aux Français l’horrible vérité, notamment en passant son temps à dire le contraire de ce que faisait le gouvernement.

Du social et du moral…

Le politiquement correct était destiné à faire oublier le reste. Mais l’effet de dissimulation est épuisé. Le pays est prêt à chercher une version française du nouvel état du monde. Dans cette perspective, l’enjeu essentiel de cette élection n’était pas l’enjeu droite/gauche. La suite nous montrera le degré de sincérité de la conversion du président au discours qui a été le sien au cours des derniers mois.

Récusez-vous l’idée que ce scrutin traduirait la « droitisation » de la société française ?

Le candidat de l’UMP a tenu un discours national, pas un discours de droite. C’est ce qui a attiré des électeurs habituellement à gauche qui ont voté contre le PS. C’est en cela que l’amateurisme de Ségolène Royal a pesé : beaucoup en ont conclu que, si elle gagnait, les caciques allaient gouverner. Elle n’était pas de taille à nous protéger d’un parti qui ne s’est pas guéri du mitterrandisme et se refuse à regarder la société telle qu’elle est. Le sens de cette élection est donc à la fois infra-politique- retour au réel – et métapolitique – au-delà du clivage droite-gauche.

On peut déjà s’interroger sur la cohérence entre le discours et les actes. En proposant le Quai d’Orsay à Védrine avant de le donner à Kouchner, le président n’a-t-il pas montré qu’il cherchait à faire des coups ? D’autre part, la personnalité de Kouchner est-elle compatible avec le discours néogaullien de la campagne ?

C’est ici que les limites de la com se révèlent. Du point de vue de la com, Védrine et Kouchner, c’est équivalent. Du point de vue de la pratique de gouvernement, c’est le contraire. Or il ne s’agit plus de faire campagne, mais de gouverner. Une tout autre affaire.

On a aussi beaucoup dit que la situation de la France était tellement catastrophique que cette élection était imperdable pour la gauche. N’exagère-t-on pas la gravité du mal ?

Quand on est vaguement malade et qu’il ne se trouve aucun médecin à l’horizon, on a le sentiment d’être mourant. En l’absence de recours, alors que les élites paraissent sourdes, muettes, aveugles, ailleurs pour les plus cyniques, incompétentes pour les autres, on tremble. D’où le besoin de politique. Le réflexe de protestation légitime qui semblait rendre ces élections imperdables pour les socialistes a été annulé par la perception de la réalité mondiale extérieure. Giscard d’Estaing a parlé d’une élection « tous volets fermés ». Je dirais plutôt qu’elle a été intensément introvertie en ceci que les Français se demandent avant tout ce qu’ils vont devenir dans ce monde-là. Mais ils n’en ressentent pas moins le besoin impérieux de rompre avec le refus de voir, de savoir, de comprendre à l’œuvre depuis vingt-cinq ans car ils savent qu’on ne peut pas couper à la mise à niveau. Or le PS n’a rien à dire sur le nouvel état du monde sinon que « ce n’est pas bien ».

Seulement, depuis des années, quand on parle de réforme, les Français comprennent, et à raison, que les classes moyennes vont trinquer tandis qu’on laissera tranquilles les plus privilégiés. N’y a-t-il pas un problème de répartition des efforts demandés ? Après tout, ne faudrait-il pas faire un peu « payer les riches » ?

Il n’y aurait rien de plus simple que d’ouvrir les frontières à tous les vents et d’accompagner la vandalisation générale, mais ce n’est pas du tout ce qui est demandé. Les réformes ont été refusées parce qu’elles étaient mal fichues et qu’elles semblaient à la fois inefficaces et inéquitables. Le problème est de trouver une méthode qui les rende convaincantes pour la majorité. Ce n’est pas à des gens qui méprisent les citoyens qu’il faut demander de conduire les réformes.

Il existe peut-être une réponse « de gauche » à la mondialisation. N’est-ce pas le sens de la promesse social-démocrate formulée par Dominique Strauss-Kahn ?

A un niveau très global, le modèle européen se caractérise par l’existence de dispositifs de compensations sociales aux dégâts de l’économie et de la vie. Dans un sens plus spécifique, le cœur de la social-démocratie, c’est le fonctionnement de la vie publique autour de la négociation permanente des forces sociales. On ne voit pas très bien ce que cela peut signifier dans un pays où seuls 8% des salariés sont syndiqués. Et je ne commenterai pas la proposition de Ségolène Royal de rendre obligatoire l’adhésion à un syndicat, qui est du niveau de son idée géniale de brigades de raccompagnement des femmes policiers.

Sans adhérer aux syndicats, les Français acceptent qu’ils soient les gestionnaires de certains dispositifs sociaux.

Peut-être, mais ils sont en position de faiblesse quand il s’agit de négocier les salaires ou les conditions de travail, notamment dans le privé. Surtout, on méconnaît l’ampleur des bouleversements que les social-démocraties du nord de l’Europe ont acceptés en vingt-cinq ans. Les pays érigés en modèles ont mis en œuvre une réforme de l’Etat qui a tout d’une révolution. Or, sur ce point essentiel, la gauche française n’a rien à dire. En Suède, la fonction publique est aujourd’hui limitée aux fonctions régaliennes : armée, justice et police. Le contrat de travail d’un enseignant est le même que celui d’un employé de supermarché. Nombre de fonctions gouvernementales ont été déléguées à des agences indépendantes, les services publics (postes, transports) ont connu une privatisation à peu près totale. Imaginez le tollé qu’un projet de ce type déclencherait en France. Bref, les socialistes vendent du vent.

Dans ces conditions, le PS risque-t-il de connaître un lent déclin comparable du PC ?

L’organisation classique du PS en courants idéologiques est obsolète. Conformément à sa sociologie, il va devenir un syndicat d’élus spécialisés dans les scrutins locaux et disposant de clientèles d’intérêt local. Dès lors qu’il est fondamentalement le parti du statu quo, il n’est pas compétitif pour l’élection présidentielle qui se joue toujours sur un projet de transformation. Les législatives risquent d’être un peu difficiles, mais les socialistes garderont un bon nombre de députés car il font bien le boulot localement. Surtout, d’ici un an, ils bénéficieront d’une extraordinaire fenêtre de vulnérabilité : les municipales pourrait voir une sévère dérouillée du sarkozysme. Bref, le PS peut parfaitement être l’opposition de sa majesté et le gestionnaire des collectivités territoriales : un pouvoir considérable greffé sur une fonction publique territoriale nombreuse et en pleine croissance. Cela rend d’ailleurs parfaitement grotesque le mot d’ordre de non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux. Au final, cette division politique des tâches qui installe les socialistes comme grand-duc de Bourgogne ou prince d’Aquitaine leur convient sans doute parfaitement.

Cela signifie-t-il que le clivage droite-gauche est désormais dépourvu de toute pertinence ?

Le clivage droite-gauche est très affaibli en termes de forces politiques, mais il demeure un repère dans la tête des gens. Ce qui a changé, c’est que la France s’est convertie au pluralisme : la guerre civile froide est terminée. Les appartenances monolithiques à un camp identifié au bien ou à la lumière n’ont plus cours. On peut très bien être de gauche en raison de l’orientation générale que l’on pense souhaitable pour la société et voter à droite. Les identités politiques n’ont pas disparu, mais on en fait un usage beaucoup plus libre. Sarkozy l’a parfaitement compris, d’où son « ouverture ».

L’échec de la diabolisation de Sarkozy est-il à mettre au compte de cette nouvelle donne ?

La diabolisation de Sarkozy, très bobo et très lyrique, reflétait une certaine contradiction : pour les uns, il était facho ; pour les autres, dingo. En réalité, les trois principaux candidats suscitaient une certaine inquiétude quant à leur équilibre psychique. Ségolène Royal est apparue comme une égolâtre, François Bayrou a semblé franchement mégalomane, et Nicolas Sarkozy donne l’impression d’être légèrement « agité du bocal ». On redoute de le voir exploser quand il ne faudrait pas. Mais c’est comme le coup de boule de Zidane : cela témoigne de son humanité plutôt que de sa méchanceté. Il fait un peu peur, non parce qu’il va tous nous mettre au trou, mais parce qu’il est capable de « péter les plombs ».

Reste que les bons sentiments ont toujours cours, notamment en matière d’immigration, une certaine gauche dite morale continuant à réclamer l’ouverture des frontières.

Ceux qui tiennent ce discours sont en mesure de se faire entendre, ce qui lui confère un rôle social important. Mais il n’intimide plus personne. Il y a aujourd’hui un refus général de l’angélisme et des bons sentiments. L’affaire de la gare du Nord a été un moment-clé car elle a cristallisé le report des voix frontistes sur Nicolas Sarkozy. La fraude est l’expérience la plus familière des gens qui prennent le RER ou le train de banlieue, alors on n’allait pas les apitoyer en leur expliquant, ainsi que l’a fait le PS, que le coupable n’avait pas été arrêté vingt et une fois mais seulement sept. En tenant des discours déconnectés de la réalité, les élites ont perdu toute autorité et ouvert un boulevard à Nicolas Sarkozy.

Revenons sur l’idée d’un triomphe des valeurs « de droite ». Après s’être laissé déposséder de la nation avant-hier et de la sécurité hier, la gauche a-t-elle renoncé au travail ?

J’ai sous les yeux une étude publiée par L’Humanité. Quand on demande aux sympathisants de gauche quels termes représentent quelque chose de positif à leurs yeux, le travail arrive en troisième place (80%), après la culture et le progrès. Seuls des gens issus de la méritocratie républicaine la plus dure du monde et travaillant eux-mêmes 60 heures par semaines peuvent mépriser à ce point le travail et le mérite. Dans les profondeurs du pays, le problème des gens est d’avoir un travail, pas de travailler moins. Tout le monde sait bien que c’est à travers le travail qu’on construit sa liberté. Je ne vois pas là la moindre droitisation.

A gauche on réplique que Sarkozy jette l’opprobre sur les chômeurs, taxés de paresse. Il s’est en tout cas insurgé contre un certain assistanat.

Personne n’a prétendu que les chômeurs étaient tous des paresseux. En dehors du 6e arrondissement, toute la société française sait que les incitations à reprendre un emploi pour les chômeurs sont anormalement faibles et que les vrais damnés de la terre sont les travailleurs pauvres qui bossent mais gagnent moins que ceux qui cumulent diverses allocations. L’une des missions historiques d’une gauche sensée aurait été de remettre à plat tout le système de protection qui aboutit de fait à dévaluer le travail, au lieu de quoi on a observé la dérive du système d’assistance que les socialistes ont promu de façon irresponsable.

En tout cas, le président va devoir affronter les contradictions internes de sa base sociale. Va-t-il être ultralibéral ou protecteur, atlantiste ou gaulliste ?

Les deux partis vont avoir de sérieux problèmes avec leur base. Le PS représente l’alliance contre nature des bobos des centre-villes et des assistés des périphéries ; ce mélange n’a pas vraiment réussi au Parti démocrate américain. Quand à Sarkozy, « élu du CAC 40 », il est aussi celui de 49% des employés et de 46% des ouvriers. En fait, il va devoir gérer les contradictions entre les intérêts de trois clientèles : les élites mondialisées pressées de passer au libéralisme « comme tout le monde », les gens « d'en bas » qui attendent d'abord une protection dans leur quotidien, et enfin les classes moyennes qui espèrent le maintien de leur position, sans doute le plus difficile à réaliser dans le contexte de la mondialisation. Et toutes ces familles sont traversées par la contradiction entre libéralisme et identité nationale. Nicolas Sarkozy est le seul à avoir parlé de protectionnisme européen, mais ce ne sera pas simple de faire avaler cette idée à Alain Minc.

Cette campagne a peut-être marqué la fin d'une autre exception française, celle qui protégeait la vie privée des responsables politiques. On peut s'en désoler, mais peut-on y échapper ?

On ne reviendra pas en arrière. C'est la rançon de la conjonction entre proximité et personnalisation. Tout le monde se fichait des relations entre le général de Gaulle et son épouse, car c'était l'acteur de l'Histoire qui intéressait. Mais Nicolas Sarkozy n'a pas joué le moindre rôle historique. Pour comprendre la logique du type qui gouverne, il reste la personne privée. De plus, dans un contexte d'émancipation des femmes, la personne avec qui vit un responsable a de l'importance. Dès lors qu'il n'y a ni grandes doctrines ni circonstances historiques exigeant des héros, il faut se résigner à la curiosité du public pour la vie domestique de ses dirigeants. Maintenant, il existe différentes façons de gérer cette curiosité.

Finalement, les Français valent-ils mieux que leurs élites ?

C'est ma conviction depuis longtemps. Pascal a tout dit sur la question : les demi-habiles qui se croient malins se prennent les pieds dans leurs subtilités tandis que le peuple, qui ne sait pas tout, ne se trompe pas sur l'essentiel. La politique est restée pascalienne et c'est assez rassurant.