L’identité nationale dans la mondialisation

Forum de la rénovation, Parti socialiste, 10, rue de Solférino -75007 Paris
28 novembre 2007

Résumé de l'intervention :

La mondialisation contemporaine est un phénomène complexe qui ne se réduit nullement à son versant économique. La comparaison avec la première mondialisation au cours de la période 1880-1914 permet d'en éclairer le versant politique. Au rebours de ce qui s’est passé au XIXe siècle, Marcel Gauchet montre que les Etats-nation sont les uniques vainqueurs et ressortent renforcés de la deuxième mondialisation car les deux autres mise en forme possible de l’espace mondial, l’empire et l’Etat mondial, n’ont plus de racine dans notre monde et ont par conséquent définitivement disparu. Néanmoins, cette victoire est paradoxale car elle s’accompagne d’une profonde transformation des identités nationales qui subissent un double mécanisme de décentrement et de relativisation. Pour en mesurer les effets, Marcel Gauchet pense qu’il est aujourd’hui indispensable d’élaborer une géographie des hétérogénéités culturelles qu’il tente d’esquisser au travers des exemples américains, chinois et européen. On comprend alors que l'Europe est prise à contre-pied par la géopolitisation de la mondialisation. C’est ce qui explique en grande partie le désintérêt grandissant des citoyens pour la construction européenne et leur décroyance dans ses capacités politiques. En conclusion, Marcel Gauchet estime que la nation représente une communauté historique c’est-à-dire une histoire partagée et non figée. La décision de poursuivre ce destin commun appartient à une communauté de citoyens libres et capables d’en modifier la trajectoire à tout moment. De ce point de vue, la mondialisation contribue à grandir une forme d’identité plus ou moins contrainte. Le métier du politique, consiste à établir en permanence une relation intelligible et intelligente entre une tradition historique et des ajustements nécessaires au sein d’une identité nationale assumée. À défaut, nous favorisons des réactions identitaires plus ou moins lucides.

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Gauchet - Forum de la rénovation du PS - 28 nov 2007
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Extrait :

« S’il y a un pays qui est profondément ébranlé par la mondialisation, c’est le pays qui en a été le moteur: les Etats-Unis. Et rien ne l’a montré mieux que le choc du 11 septembre. Qu’est-ce que le 11 septembre dans la longue durée de l’identité américaine ? La découverte contrainte que les Etats-Unis sont dans le monde, que le monde peut les atteindre, qu’ils ne le mènent pas du dehors, qu’ils ne sont pas cette terre promise à part des turpitudes du vieux monde et du reste auxquels ils ont tant bien que mal à apporter un peu de lumière. Or, le monde est un englobant dont il sont une partie qui subie les effets en retour de ce qui s’y passe. Il faut bien voir que cette découverte obligée a représenté un véritable viol de l’identité symbolique américaine qui a déclenché une onde de comportements qu’on a beaucoup de peine à comprendre de l’extérieur. Il nous faut mesurer la profondeur du ressort qui est à l’œuvre dans ces actions. La première puissance du monde ne connaît pas le monde. Elle ne le comprend pas. Elle veut son bien. Elle ne veut pas le dominer, ce n’est pas son objet puisque les Etats-Unis ne sont pas une puissance coloniale. Elle veut son bien en toute ignorance de ce qu’il est. De ce point de vue, la société pour lequel l'apprentissage de la mondialisation va impliquer le plus grand travail de décentrement de relativité, c'est les Etats-Unis. On peut avoir une lecture optimiste des capacités d'appprentissage des Américains - qui sont très grandes. On peut également en avoir une lecture pessimiste. Auquel cas, il y a lieu en effet de s'interroger sur le problème américain pour le XXIe siècle tout entier.»

L’individu privatisé

La Gazelle. Journal du théâtre Dunois

n°9, novembre 2007

« Devenez vous-même en huit leçons ; réussissez votre vie en quinze… » L’individu est désormais sommé de s’épanouir. Mais l’injonction ne mérite-t-elle pas d’être questionnée à l’heure où les gens ne se sont jamais montrés si inquiets d’eux-mêmes ? D’où sort cet impératif qui oblige chacun à « réussir sa vie » ? Nos ancêtres ne vivaient pas avec ce poids là. Ils enduraient un autre joug, celui des obligations plus concrètement violentes, commandées par leur dépendance au collectif. Le « collectif »… il est vrai qu’on en parle encore… pour déplorer le plus souvent un sens en voie de disparition. Notre principal projet existentiel semble se réduire à la défense de nos droits. Au point d’oublier le projet politique de société sans lequel ces « droits » sont radicalement menacés ? C’est en partie la thèse de Marcel Gauchet, philosophe et historien, qui se demande où peut mener ce phénomène de sacralisation des individus. Entretien.

Vous invitez à penser « l’individu » non comme une donnée naturelle, mais comme le fruit d’une évolution historique…

Marcel Gauchet- Le narcissisme contemporain voudrait en effet penser l’individu comme une entité autonome qui se détache de toute appartenance et veut ignorer la société dans laquelle il vit. C’est oublier que l’individualisme n’est pas un phénomène nouveau mais une dimension originale de la culture occidentale que l‘on fait remonter à la Renaissance et qui a produit un discours singulier que l’on appelle « Psychologie ». Alors l’étude des manières de sentir, de se comporter des individus a commencé à paraître digne d’intérêt.

La nouveauté, c’est que ce mouvement individualiste a connu depuis les années 1970 une accélération spectaculaire dont l’expression la plus visible tient aux bouleversements des liens familiaux. La famille perd le statut d’institution qui soumettait ses membres à de fortes contraintes, à des rapports de dépendance, d’obligation, de hiérarchie. La famille n’est plus un rouage de l’ordre social, elle est devenue une affaire privée. C’est évidemment lié à l’émancipation des sexualités : la société a cessé de s’organiser autour de la contrainte de sa reproduction. Mais cette contrainte de la reproduction justifiait chaque existence comme le maillon d’une chaîne destinée à se prolonger. Jusqu’à peu, le sens de la vie tenait à la perpétuation même de la vie qui passait par vous pour se projeter indéfiniment plus loin. A partir du moment où l’individu ne vit plus que dans le culte de sa réussite personnelle surgit inéluctablement la question existentielle du sens de sa vie. Et comment être à la hauteur d‘un idéal aussi ambitieux que celui de « réussir sa vie » sans être menacé de frustration et de dispersion ?

Les nouvelles conditions de notre venue au monde ne sont pas non plus sans conséquence…

L’enfant est devenu le produit du désir singulier de ses parents. Il n’est plus le fruit de la nécessité de la vie qui se poursuit mais celui de la créativité de ses parents ce qui ne va pas sans incidences psychiques. Cet enfant du désir doit se construire avec ce fantasme : « Je ne suis pas le fruit du hasard, j’ai été désiré, voulu comme je suis ». Cela affecte les conditions mêmes de l’individuation psychique : nous devenons normalement des individus en assumant la contingence qui préside à notre existence, c’est-à-dire que justement nous n’avons pas choisi d’exister, nous n’avons pas choisi nos parents, le moment où nous sommes nés, notre physique, etc. Prendre en charge cette contingence et la solitude qui s’y attache, c’est ce qui fonde notre capacité d’indépendance psychique, c’est là que se joue la constitution de l’identité personnelle. L’enfant du désir souffre lui d’une nouvelle forme d’aliénation inconsciente à ce qui lui a donné la vie. Comment échapper à ses origines? L’individualisation ( fait social ) finit par se retourner contre l’individuation ( fait psychique ).

D’après vous, l’individualisation telle qu’elle s’exprime aujourd’hui menace également notre aptitude à la socialisation

Face aux chrétiens

Bonjour à tous, je vous en parlais hier, Marcel Gauchet était l'invité de l'émission Face aux chrétiens sur Radio Notre-Dame et RCF. L'occasion pour lui de revenir sur la crise de la démocratie, la présidence de Nicolas Sarkozy, l'encyclique du pape Benoît XVI, la transcendance dans le monde moderne et les droits de l'homme. Bonne écoute.
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Agenda : Quelques évènements à venir

Vous trouverez ci-dessous les rendez-vous avec Marcel Gauchet dans les prochains jours :

6 décembre- A 18h30, il sera l'invité de l'émission Face aux chrétiens sur Radio Notre-dame. 6 décembre- A 19h30, conférence au Centre Pompidou (Paris) autour de son livre L'Avènement de la démocratie. Elle sera diffusée en direct sur internet. informations ici 15 décembre - De 14h à 17h, Le club Politique Autrement et le séminaire des doctorants en études politiques de l'EHESS organise une rencontre avec Marcel Gauchet. Thème : Quelle crise de la démocratie et comment l'analyser?. Informations ici

Y-a-t-il un déterminisme du marché à l’égard de la démocratie ?

Conférence de Marcel Gauchet prononcée le 8 juin 2004 dans le cadre du cycle « Démocratie et marché » organisé par Jean-Paul Fitoussi à la Bibliothèque nationale de France (Paris).

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Introduction

J’imagine bien que dans le cours de ce cycle de conférences, vous avez examiné sous tous les angles les corrélations qui unissent la démocratie et les marchés. Aussi ai-je choisi de prendre un angle d’attaque un peu particulier en prenant à la lettre la question que m’avait proposée Jean-Paul Fitoussi : la question de savoir s’il y a un déterminisme. Entendons – l’expression ne souffre pas l’équivoque du point de vue du sens commun – un déterminisme du marché à l’égard de la démocratie, de l’économie à l’égard de la politique.

A première vue, du point de vue du sens commun toujours, la question se présente comme tranchée. En effet, il y a historiquement une corrélation entre existence d’un marché économique et démocratie politique mais, entre les deux termes, la relation n’est pas mystérieuse : il y a un déterminisme du marché à l’égard de la démocratie. C’est ce que résume aujourd’hui sous une forme polémique l’expression populaire de « dictature des marchés ». Le problème étant de savoir, par rapport à une telle expression, si un marché peut exercer une dictature. Nous y reviendrons mais on voit bien l’idée.

Je souligne au passage, à ce propos, le beau paradoxe qu’offre la configuration intellectuelle présente. Nous sommes témoins simultanément de la débâcle du marxisme, qui a mis en forme cette relation, et du triomphe de l’économisme. Marx est peut-être mort mais l’idée que l’infrastructure détermine la superstructure n’a jamais été autant en faveur. La thèse selon laquelle l’économie commande a envahie l’espace politique entier, de la gauche où elle faisait figure jadis de flambeau de la démystification à la droite qui s’y est ralliée sans état d’âme. Elle fait l’unanimité dans des versions dures ou dans des versions douces et, chose importante à noter, elle est partagée par ceux qui s’opposent au capitalisme comme par ceux qui se réjouissent de son existence.

Et bien, c’est contre ce sens commun que j’irais tout en essayant de sauver les apparences sur lesquels il repose. Je m’efforcerais de déplacer les termes du problème et de faire ressortir la relativité de ce déterminisme qui nous semble quotidiennement omniprésent. Je m’attacherais à montrer combien nous sommes activement complices de ce déterminisme d’une manière qui oblige à y introduire quelque chose comme le concours d’une liberté. Servitude, peut-être, mais servitude volontaire assurément. Notre problème étant d’identifier la nature et les ressorts de cette volonté. Pour ce faire, il est indispensable de pendre du recul et d’adopter une vue historique longue. Il faut commencer par remettre en perspective ce qui est, ni plus ni moins, la formule architecturale des sociétés modernes. Formule architecturale qui commande la place qu’y tiennent l’économie et le marché qui coordonne l’activité économique. Formule qui fournit la clé de la capacité de commandement exercée par l’économie et qui permet d’en préciser les limites.

Le moment démocratique

Marcel Gauchet prolonge sa réflexion politique. Dans son nouveau livre, il analyse moins la démocratie comme principe de gouvernement que comme une forme de construction de soi de l’humanité. L’importance de l’entreprise qu’annoncent les deux premiers volumes de L’Avènement de la démocratie tient au fait qu’avec eux s’ouvre une nouvelle époque de la réflexion politique. Le changement était patent depuis Le Désenchantement du monde (1985) et les analyses qui lui ont succédé. En analysant la démocratie moins comme un régime que comme l’une des formes de construction de soi de l’humanité, Marcel Gauchet propose non seulement une définition nouvelle de la liberté des Modernes mais hisse la philosophie politique au niveau d’une anthropologie historique. Il s’agit en effet pour l’auteur d’inscrire la description de la dynamique démocratique plus seulement dans l’enchaînement des évènements historiques ou des idées qui les déterminent mais d’en mettre au jour la structure ontologique. Ainsi les manifestations du processus d’autonomisation que sont, à travers la politique, l’Etat et la nation, le droit (l’avènement des droits de l’homme) ou la relation au temps et à la représentation de soi (l’histoire) revêtent-ils un statut particulier, à la manière des invariants ontologiques autrefois convoqués par l’historien allemand Reinhardt Koselleck. Replacés dans leur dynamique temporelle, ces trois expressions de l’autonomie expliquent chacune à leur tour et concomitamment les formules de la démocratie, ses crises ou ses accomplissements.

C’est l’émergence de ces trois dimensions, connue sous le nom de modernité, que décrit La Révolution moderne, premier volume de l’entreprise, consacré à la révolution qui s’étend de 1500 au début du XXe siècle. Portant sur la période charnière 1880-1914, le second volume constitue cette démocratie des Modernes en « régime mixte » dans lequel s’entrechoquent, et parfois s’affrontent Etat-nation, droit et histoire. Si crise de la démocratie il y a, celle-ci doit donc s’analyser comme une « crise de croissance », due à la concurrence née de la coexistence de ces trois dimensions et de leur dynamique respective. Ce sont ces tensions qui conditionnent les bouleversements du siècle.

A quoi tient alors la singularité du moment présent ? Au fait que la reconquête du pouvoir ne s’impose plus à nous comme un objectif et qu’une fois la figure du collectif évanouie, seuls demeurent le sentiment de dépossession de l’individu et la frustration qui en résulte. La thématique des droits de l’homme illustre parfaitement la manière dont la remise en question de la démocratie s’inscrit au cœur même de son essence. En substituant la souveraineté de l’individu à celle du peuple, elle se conçoit désormais comme « minimale », le gouvernement de tous se réduisant à n’être que l’extension de la liberté de chacun. A cela s’ajoute un autre mode d’autodestruction, plus insidieux mais non moins efficace, celui à travers lequel la démocratie, sacrifiant toute revendication particulariste à un universel principiel et se dissociant de son cadre de fondation originel, l’Etat-nation, sape elle-même ses bases géographiques et historiques. Enfin, paradoxe suprême, elle se fait antipolitique par conformisme intellectuel, rejetant toute forme de pouvoir alors même qu’elle faisait reposer la souveraineté sur l’exercice public de la puissance.

L’une des nouveautés de l’analyse tient à la place accordée à la pensée de l’Histoire. C’est l’Histoire qui, en instituant la société comme détentrice de la dynamique collective et concurrente directe de l’Etat, opère l’un des renversements majeurs de notre histoire politique. C’est elle encore qui, effaçant toute dimension d’avenir, en balayant aussi les perspectives eschatologiques offertes par les révolutions passées que la protection d’un avenir collectif, traduit l’importance de la crise actuelle. Or c’est dans l’historicité, et elle seule, que Marcel Gauchet place l’espoir de voir se constituer un collectif capable d’animer le vivre ensemble. Cette idée de la démocratie comme processus toujours en devenir rend donc, on le voit, le travail d’élucidation auquel se livrent aujourd’hui historiens et philosophes d’autant plus ardu mais essentiel.

Perrine Simon-Nahum, Le Magazine littéraire, décembre 2007

La forme politique moderne

Télérama, n° 3019, 24 novembre 2007

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L'Avènement de la démocratie

La démocratie ? Le pire des systèmes à l'exclusion de tous les autres, disait Churchill. Marcel Gauchet, lui, dans ces deux premiers tomes de L'Avènement de la démocratie - qui en comptera quatre -, ne cherche pas à condenser son sujet en une formule. Vingt ans après Le Désenchantement du ­monde, il tente de comprendre ce qui, dans le parcours sinueux de la démocratie, peut aider à la comprendre aujourd'hui : « Jamais ­elle n'a été aussi solidement installée, jamais, simultanément, elle n'a paru aussi menacée par le vide et l'impotence. » Ponctués d'étincelants développements, ces deux livres, d'une lecture parfois ardue, appréhendent toute la complexité d'un système politique dont le moins que l'on puisse dire est qu'il vient de loin.

Il y a une dimension prométhéenne dans cette démocratie qui n'a cessé, depuis les années 1880, de se dévorer elle-même pour toujours renaître. Le premier volume, La Révolution moderne, est le long prologue d'un moment de notre histoire dont Marcel Gauchet, directeur d'études à l'EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) et rédacteur en chef de la revue Le Débat, veut pister les origines, dessiner les contours et tracer les lignes de force ou de fuite. L'évidence de la « prégnance » du fait religieux sonne comme un rappel : « La religion, écrit-il, ne commande plus l'être-­ensemble ; il n'empêche que la forme qu'elle lui communiquait n'a aucunement disparu pour autant. » A l'aube du XVIe siècle, quand Luther placarde sur l'église de Wittenberg ses quatre-vingt-quinze thèses contre les indulgences, replaçant l'homme seul face à Dieu, court-circuitant en quelque sorte les intermédiaires, son geste enclenche aussi, à plus long terme, le procès des « institutions médiatrices ». Démaillotant les enchaînements de cette révolution philosophique, Gauchet considère alors les difficultés d'un Etat, investi de droit divin, mais qui sera en charge du sort des individus qui composeront la société civile. La révolution intellectuelle place l'individu dans, mais aussi face à l'Etat. Un ajustement que la Révolution française ne pourra résoudre. L'ère des contradictions ne cessera alors de prospérer car on attribuera à l'Etat des tâches, des champs de gestion, qu'il ne pourra embrasser.

Installée au seuil des années 1880, la démocratie doit absorber révolutions politiques et industrielles, se loger dans une cons­cience de l'histoire qui envisage le passé comme potentiel facteur d'anticipation des événements, et digérer la naissance de la so­ciété non plus comme simple sujet, mais comme actrice de l'évolution historique et poli­tique. La société devient un partenaire conflictuel du politique. Les organisations, succédant à une hiérarchie fondée sur les ordres, essaiment alors, contemporaines d'un monde en pleine mutation, mais conservant aussi des traits religieux. L'accélération des rythmes industriels comme des communications contribue encore à faire naître les frustrations, face à un Etat dont on ne réfute plus la légitimité démocratique mais dont on conteste la capacité à prendre en compte les aspirations nées du désir d'autonomie. L'antiparlementarisme (Gauchet accuse un peu injustement les historiens de ne pas en avoir suffisamment étudié les causes) et les agacements des milieux économiques contre l'interventionnisme de l'Etat sapent la démocratie. Etourdissant rappel de ses origines et sévère mise en garde, ces deux livres montrent que la démocratie, supposée «horizon indépassable de notre temps », se fissure depuis longtemps sous le coup d'une crise de l'action collective. L'histoire n'est jamais close.

Gilles Heuré

Crises démocratiques

Bernard Poulet
Au milieu des années 80, la démocratie triomphait. Mais cet apogée et l’illusion du monde apaisé qui l’accompagnait furent de courte durée, bousculés par l’explosion terroriste mais aussi et surtout par les questions qui minaient de l’intérieur cette démocratie faussement glorieuse.

Le philosophe Marcel Gauchet livre un diagnostic serré et rigoureux de ce qu’il définit comme le mouvement de « la démocratie contre elle-même ». Il met en forme des années de travail sur ce système d’organisation du monde qui n’a plus de vrai rival mais dont la crise s’accroît au fur et à mesure qu’il se répand. La crise naît à l’intérieur même des valeurs de la démocratie : « C’est le zèle des amis de la liberté qui se révèle autodestructeur », nous dit l’auteur dans les deux premiers tomes d’une série de quatre proposant une histoire philosophique du XXe siècle et une théorie de la démocratie. Il s’agit d’un travail majeur, et pour l’instant sans rival, sur la genèse, les développements et les impasses de la démocratie.

Le premier volume, La révolution moderne, présente et analyse « l’unique révolution » - la révolution de l’autonomie – qui court, entre 1500 et 1900, à travers la révolution religieuse du XVIe siècle, la révolution scientifique, les révolutions politiques d’Angleterre et de France, la révolution industrielle et celle des droits de l’homme. C’est la synthèse et le prolongement du travail entrepris dans Le Désenchantement du monde (Gallimard, 1985).

Le deuxième volume, La Crise du libéralisme, couvre les années 1880-1914, la « matrice du XXe siècle », quand sont posées les bases de la démocratie libérale que nous connaissons. C’est aussi le moment de la première crise dramatique débouchant sur les totalitarismes, puis la stabilisation d’après 1945. Le chapitre consacré à Nietzsche, penseur des impasses modernes, est époustouflant.

On ne pourra plus discuter de la démocratie sans avoir lu ce travail.

L'Expansion, décembre 2007

Lire aussi :
ainsi que Jean-Fabien Spitz, Le temps des questions et des dangers, Libération, 08-11-2007.

Du sens à l'histoire

L'Express, 22/11/2007
Avec la parution des deux premiers volumes de L'Avènement de la démocratie, Marcel Gauchet poursuit avec brio sa réflexion sur les origines du monde moderne et du libéralisme.

Au fronton de l'oeuvre de Marcel Gauchet, on pourra lire un jour ce que Dante inscrivit à celui de l'enfer: «Vous qui entrez ici, perdez toute espérance.» Non que l'homme soit animé par on ne sait quel pessimisme natif, ni même qu'il soit, comme François Furet, par exemple, revenu désabusé de quelque engagement de jeunesse. Si l'on sort étrillé de la lecture qu'il nous propose, c'est non seulement parce qu'il passe au crible les grandes valeurs fétiches - libertés, droit, progrès, sciences, bonheur... - mais aussi parce qu'il nous oblige à voir, s'agissant de notre futur, les impasses cachées dans ce que nous croyons être des issues.

Au commencement, donc, il y a ce Désenchantement du monde, paru il y a près d'un quart de siècle. Le désenchantement est une métaphore féconde. Marx en use lorsqu'il décrit le passage de la société féodale à la société bourgeoise, comme le troc de servitudes, mais qui plongent l'individu dans «les eaux glacées du calcul égoïste». Max Weber invente l'expression et, lorsque Marcel Gauchet l'invoque à son tour, c'est pour mettre au jour ce qui lui semble en être le principe actif le plus englobant: la perte progressive et irrépressible de la conception religieuse du monde, qui prévaut, dans notre Occident, jusqu'au xvie siècle.

L'Avènement de la démocratie est la poursuite et l'approfondissement du même projet de compréhension du phénomène de désenchantement. La «sortie de la religion» l'analysait en quelque sorte en creux. Il s'agit maintenant de tenter de répondre à la question suivante: de quels moyens les hommes, sans le recours ni le secours des décrets divins, peuvent-ils se doter pour se gouverner eux-mêmes?

Pour goûter pleinement l'acuité de la réflexion de Marcel Gauchet, il faut se garder, d'abord, d'une bévue. Le libéralisme qu'il ausculte n'a à peu près rien à voir avec celui que notre landerneau politique célèbre ou dénonce. Le libéralisme doit s'entendre comme cette conception du monde qui laïcise le pouvoir, invente l'individu, attend du droit et du «doux commerce» qu'ils constituent la société. Le libéralisme est donc le fruit de la conjonction de trois révolutions: celle (religieuse) du xvie siècle, celles (politiques) d'Angleterre et de France aux xviie et xviiie, celle enfin (scientifique et technique) qui s'accomplit au xixe. On ne trouvera pas, cependant, chez Marcel Gauchet l'histoire répétée de ces révolutions. En philosophe des idées, il s'intéresse plus sûrement à ce qu'elles supposent de révolution dans l' «idée» d'histoire. Ainsi, il n'allait pas de soi que le xixe siècle devînt le siècle de l'histoire. Rien de moins historique, pour les hommes des Lumières, que la notion de progrès - l'une des trois idoles, avec le peuple et la science, du libéralisme. La raison requiert une table rase pour se déployer. Sur ce terrain, toutefois, comme sur d'autres, le libéralisme saura composer. Dans son accommodement avec le conservatisme, il s'appropriera l'histoire comme tradition et, dans sa confrontation avec le socialisme, il rivalisera et s'adaptera à l'histoire comme promesse. A la veille du premier conflit mondial, le libéralisme semble avoir surmonté ses apories. L'Etat social met du baume sur la société individualiste atomisée. Le gouvernement représentatif incarne tant bien que mal la souveraineté. L'Etat-nation assure peu ou prou la médiation entre «l'individu et l'humanité». La guerre ruinera ces compromis et la démocratie libérale devra subir d'autres assauts. Survivant à ceux du totalitarisme, Marcel Gauchet la voit encore aujourd'hui «dressée contre elle-même», de sorte qu'il semble être dans sa nature de se trouver toujours «en crise». Et si cet état était préférable à la perspective de mourir guéri?

Marc Riglet

Sortir de la démocratie sans pouvoir...

Marianne n°553

24 novembre 2007

Dans une somme ambitieuse retraçant l’histoire de la démocratie, de la Renaissance à nos jours, le philosophe s’interroge sur les impasses politiques de notre société.

Marianne : Le temps présent n’a pas l’air de vous réjouir. Les remarques introductives de l’Avènement de la démocratie sont d’un scepticisme aigu : « Sommes-nous vraiment condamnés, sans espoir de retour, à l’agitation immobile et à l’agonie perpétuelle des morts-vivants de la posthistoire ? », comme vous l’écrivez. Quel programme !

Marcel Gauchet : Le diagnostic a pour lui beaucoup d’éléments de vérification dans notre actualité. Mais le sens de mon entreprise est précisément de faire éclater la prison du présent en prenant du recul historique. Je crois que, si on prend la peine de revisiter, sur la longue durée, le mouvement qui nous a conduit là où nous sommes, on voit du possible se profiler…

On voit peut-être du possible, mais on ne voit pas d’imprécateur se lever, comme vous le dites ; on ne voit pas se dessiner d’alternative particulière. Que voit-on ?

M.G. : Justement, on s’aperçoit dans le moment où nous sommes que les tâches les plus importantes, les plus lourdes, les plus décisives, ne consistent pas à se projeter dans un futur qui serait placé sous le signe de la différence radicale, mais tout simplement à réagencer les données lourdes de notre monde dans une autre distribution que celle dont nous sommes prisonniers aujourd’hui. Ce qui se cherche dans notre monde inquiet, ce n’est pas un avenir vraiment autre, c’est une transformation interne de très grande ampleur.

Vous voulez dire que tous les éléments sont à notre disposition, mais que nous ne savons pas quoi en faire ?

M.G. : Oui. Nous ne savons pas les agencer parce que nous n’avons plus les idées claires ; ce ne sont pas seulement les valeurs du progrès et de la solidarité qui se sont éclipsées, ce sont les finalités qui se sont absentées…

Vivrait-on dans une sorte de fuite en avant ?

M.G. : Une fuite en avant de tous les côtés, et il y en a des illustrations spectaculaires. Quand on voit les Etats-Unis se précipiter en Irak et prétendre remodeler le Moyen-Orient, voire le monde, à leur image. Ou bien si on considère la situation des retraités de l’histoire européenne, ces retraités de la posthistoire européenne, ne sont-ils pas eux aussi dans la fuite en avant ? Voyez cet élargissement conduit à l’aveugle, cette constitution inapplicable, et maintenant ce minitraité. N’est-ce pas la preuve que les bureaucrates qui bâtissent la construction européenne sont dans la fuite en avant ? Et ne parlons pas des entreprises, dont certaines naviguent à vue.

Réagencement interne, cela veut dire, chez vous, réagencement du progrès, de la solidarité de l’équilibre social, de la vision de la science, de notre conception de la puissance ?

M.G. : Ces livres sont un inventaire des données historiques lourdes avec lesquels nous devons procéder. Cette prise de conscience des éléments qui composent notre monde est le préalable à ce grand réagencement dont le symbole nous est fourni par la question écologique, qui n’est peut-être pas le dernier mot du problème, mais qui a une signification très forte. Il ne s’agit pas tant d’inventer autre chose que de faire autrement. Nous ne sommes plus dans l’âge des révolutions. On n’ose plus prononcer le mot « refondation ». Il dit pourtant quelque chose de très profond sur cette nécessaire ressaisie…