Ségolène Royal incarne la sortie du mitterrandisme

Entretien avec Marcel Gauchet Libération, 28/11/2006

Le philosophe Marcel Gauchet, philosophe, historien et rédacteur en chef de la revue le Débat des idées, revient sur l'investiture de Ségolène Royal comme candidate du Parti socialiste à la présidentielle, qui acte, selon lui, «la décomposition du mitterrandisme». Il explique la percée de la candidate PS par sa capacité à saisir la crise d'autorité qui travaille la société française.

Quel bilan tirez-vous de la désignation de Ségolène Royal?

Marcel Gauchet — La première chose est que la procédure démocratique a su réguler le choc des personnalités, par rapport à une phase initiale de déchaînement anarchique des ambitions. Cela a été porté au crédit du Parti socialiste, au point que la droite se sent maintenant un peu morveuse avec son vieux système plébiscitaire gaulliste. Le second point est que Ségolène Royal s'est révélée à l'épreuve des balles. Tout ce qui avait pu apparaître aux yeux des initiés comme des signes d'amateurisme n'affecte pas son image dans le grand public, à commencer par les militants socialistes.

Parce qu'elle incarne une figure de renouvellement ?

M. G. — Plus exactement, je dirais qu'elle incarne la décomposition du mitterrandisme. On s'attendait à ce que la sortie du mitterrandisme se fasse par la doctrine. Or, une telle rénovation intellectuelle était en fait assez improbable. Le «droit d'inventaire» de Jospin a vite tourné court. Comme tout parti, le PS a eu peur d'ouvrir la boîte de Pandore des révisions idéologiques, dont on ne sait jamais jusqu'où elles peuvent conduire, et a préféré s'en tenir à une doctrine qui a montré sa capacité à gagner des élections. Il est toujours très difficile de s'arracher à une recette qui a fonctionné. C'est par une voie de contournement que l'affaire s'est faite. Elle s'est jouée sur le terrain de l'image et du symbole, et par l'incarnation dans une personne singulière. Ségolène Royal se situe ailleurs, elle ne cherche pas à réviser l'héritage mitterrandien, elle représente une autre manière de faire. A l'attente de voir la page tournée, elle répond par ce qu'elle est. Le phénomène montre à quel point l'esprit du système présidentiel est entré dans les têtes. Autour de sa personne est en train de se produire un processus de catalyse politique qui, quelle que soit l'issue du scrutin présidentiel, sera difficile à arrêter.

Quels sont les ressorts de ce processus ? Le fait qu'elle soit une femme ? Sa capacité à ne pas parler comme les autres dirigeants socialistes ?

M. G. — «L'effet femme» est indiscutable. Il a un côté expérimental : on a tout essayé, sauf une femme. Essayons ! Mais il va bien plus loin. Il relève d'un phénomène culturel et même anthropologique. Lors des débats, Ségolène Royal a littéralement ringardisé ses compétiteurs. Quelque chose du vieux style masculin d'autorité ne passe plus. Sarkozy a du souci à se faire, de ce point de vue. Ses postures de matamore sont à revoir. Mais la véritable force politique de Ségolène Royal réside dans le fait qu'elle est la seule à avoir saisi la profonde crise d'autorité qui travaille la société française. Elle a pris la juste mesure du scepticisme qui règne dans le pays à l'égard de la prétendue compétence de la classe dirigeante. L'arrogance du discours technocratique dissimule de plus en plus mal l'incertitude des résultats et la faiblesse du pouvoir. Qui ne voit que nous sommes gouvernés par des gens qui, derrière leurs grands airs, ont le trouillomètre à zéro ­ à l'image de Jacques Chirac, ce radical-socialiste qui a peur de son ombre ? Quand Ségolène Royal dit qu'elle n'a pas de certitudes, elle échappe à la malédiction du rôle de «monsieur Je-sais-tout» dans lequel les hommes politiques se sont laissés enfermer et qui n'est plus crédible. En admettant sans rechigner qu'elle n'a pas toujours la solution, elle manifeste un rapport plus sain à la réalité. Et comme en même temps elle apparaît très capable de fermeté, elle dessine une autre image du pouvoir, probablement beaucoup plus en phase avec les aspirations populaires. On discute d'abord, mais quand on a décidé, on s'y tient.

Ségolène Royal va-t-elle devoir sortir du flou de ses propositions ?

M. G. — C'est la grande inconnue : pourra-t-elle tenir jusqu'à l'élection en se contentant de lancer des signaux d'opinion et d'indiquer des voies ? Après tout, peut-être. Elle vient d'en donner l'exemple, avec son idée d'une campagne participative décentralisée. «Décentralisation» sera probablement l'un des maîtres mots de sa campagne, avec sa promesse d'élargissement du pouvoir de proximité. Le thème a l'avantage d'attirer à la fois l'intérêt des citoyens... et le soutien des féodaux socialistes, auxquels cette perspective ne peut que sourire. Elle risque d'avoir plus de mal sur le social. L'Etat-providence est diabolique de complexité. Les questions de société demandent beaucoup de doigté. Le danger, sur ce terrain ­ on l'a déjà vu avec son blog et son fameux livre participatif, qui est resté en plan ­, est l'enlisement dans une succession de propositions très difficiles à rendre cohérentes entre elles. Tout dépendra de sa capacité de se saisir de quelques points déterminants, où elle peut marquer des points. Par exemple, la justice, l'hôpital, l'éducation ­ même si, sur ce sujet, elle s'est créée toute seule des obstacles. Au fond, elle a intérêt à traiter le système social par bouts plutôt que de le prendre comme un bloc. C'est moins glorieux sur le papier, mais cela peut illustrer le refus d'une politique parachutée d'en haut.

Certains commentateurs annoncent déjà qu'elle ne peut que s'effondrer...

M. G. — Cette réaction est à la mesure de l'inconnu de la situation. La gauche s'est toujours différenciée de la droite par son ambition programmatique. Ségolène Royal échappera difficilement à cette logique de l'offre. Il se peut que, en sortant de ses ambiguïtés, cette candidate hors norme soit vouée à se banaliser... et à se révéler pas très performante en tant que candidate classique. Il se peut aussi qu'elle trouve un chemin nouveau. L'issue est imprévisible. Une seule chose est sûre : le rejet de la politique traditionnelle est tel que les Français paraissent prêts au saut dans l'inconnu.

Propos recueillis par Eric AESCHIMANN