Permanence et variances du politique

Entretien avec Marcel Gauchet

France catholique, n°3025, 19 mai 2006

Toutes les sociétés sont-elles politiques ?

Marcel Gauchet : Oui, y compris les sociétés antérieures à l’Etat. Au XXe siècle, l’ethnologie nous a appris à reconsidérer ces sociétés sans Etat, qui ont existé pendant la période la plus longue de l’histoire de l’humanité- cent mille ans à coup sûr, sans doute beaucoup plus. Pendant cette très longue période, les sociétés humaines n’étaient pas ces hordes à moitié informelles et barbares qu’un exotisme naïf continue de nous dépeindre : les sociétés sans Etat étaient des sociétés pleinement politiques. Ce fait doit être souligné car il change notre appréciation du devenir humain dans sa plus grande durée.

Quelles sont le configurations politiques qui ont marqué l’histoire ?

M.G. : On pourrait distinguer trois configurations :

- le politique sans l’Etat, qui est pour nous la forme la plus énigmatique. Je propose d’y voir le refoulement de la politique par la religion. Dans ces sociétés, c’est le religieux qui organise visiblement l’être-ensemble ; il se présente dans une disposition et avec un contenu qui recouvrent et neutralisent le politique.

- L’âge classique des Etats- soit quelque chose comme cinq mille ans. C’est l’âge du partage des tâches entre le politique et les religions. Le politique s’appuie sur la religion, la religion passe par le politique. Je n’insiste pas : cette configuration nous est familière.

- L ‘âge de l’Etat moderne commence au XVIe siècle : le politique prend par étapes la relève du religieux en matière d’organisation collective.

Cela ne veut pas dire que la religion disparaît mais elle change de nature et de fonction. Elle cesse d’être ce qui fait tenir les sociétés ensemble pour devenir l’affaire des individus. Elle est remplacée dans sa tâche fonctionnelle par les Etats : c’est ce que j’appelle la « sortie de la religion », c’est-à-dire la sortie de la fonction structurante de la religion dans l’existence collective. Telle est l’originalité de la modernité.

Faut-il faire du politique le vecteur unique de l’organisation des collectivités depuis le XVIe siècle ?

M.G. : Non, bien entendu. En réalité, l’histoire de la modernité se ramène au déploiement successif de trois vecteurs de l’organisation autonome des sociétés humaines : le politique, donc, qui est le premier ; le droit, qui prend sa relève à partir du XVIIe siècle en étant reformulé comme droit des individus ; l’histoire qui devient à partir du XIXe siècle la disposition pratique des sociétés modernes qui sont tournées vers l’avenir et qui ont en vue leur propre transformation.

Tout le problème de la haute modernité, avec lequel nous nous débattons depuis un siècle, est de maintenir le lien entre ces trois vecteurs. Nous avons réinventé le problème de la politique classique formulé par Aristote : le régime mixte. Le problème du régime mixte était de produire une synthèse équilibrée entre la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. L’actualité nous montre combien il est difficile d’articuler la politique, le droit et l’histoire.

Où en sommes-nous dans ce processus ?

M.G. : Dans nos sociétés, tout ce qui pouvait subsister comme fonction d’organisation collective par le religieux s’est défait et le politique a intégralement pris la place d’organisateur du collectif.

Le politique joue un rôle décisif mais souterrain et de ce fait presque insaisissable : le processus s’accomplit dans des conditions très particulières qui expliquent l’extraordinaire confusion dans laquelle nous plonge ce tournant.

Cette confusion se manifeste par l’obsession économique. Le marxisme est plutôt mal portant ; en revanche, l’économisme a gagné ! Nous avions une gauche matérialiste – celle que continuent d’exprimer un certain nombre de fossiles- et une droite idéaliste. Maintenant, tout le monde est matérialiste, y compris sans le savoir : il n’y a plus que des tenants de l’explication économique du monde. La droite politique, qui a complètement oublié sa propre tradition, renchérit sur le mouvement général. Toute la différence du libéralisme classique et du néo-libéralisme vient de là : le libéralisme classique s’accommodait d’une philosophie idéaliste du fonctionnement collectif alors que le néo-libéralisme est suspendu à une philosophie purement économiciste.

Le comble de la perversion est que ceux qui dénoncent cette dictature de l’économie sont pris au piège de l’économisme et renchérissent sur lui. C’est ainsi que nous nous retrouvons avec une seule grille de lecture : la véritable pensée unique. Ceux qui sont contre et ceux qui sont pour pensent pareil, si j’ose dire, sur le plan philosophique.

Comment votre hypothèse sur le rôle décisif du politique s’articule-t-elle avec cet enfermement des libéraux et des anti-libéraux dans l’économisme ?

M.G. : Nous avons vécu depuis 1914 sous le signe d’une rupture avec le libéralisme classique, « bourgeois », du XIXe siècle ; il s’est alors produit un retour du politique qui s’est manifesté, pour ses expressions les plus extrêmes, par le totalitarisme. L’âge totalitaire dure de 1914 à 1974 : ces soixante années ont été orientées en fonction de l’idée du salut par le politique. Ce phénomène totalitaire est à situer en face de la percée du point de vue de l’histoire et de la société au XIXe siècle : il est une réaction à cette percée et à la déstabilisation des communautés humaines qu’elle a entraînée.

Le XIXe siècle est l’âge de l’autonomie par l’histoire, qui vient se surajouter à l’autonomie par le politique et à l’autonomie par le droit. C’est une irruption de l’orientation historique qui engendre ce que j’appelle le renversement libéral. Il faut en effet distinguer le fait libéral, qui organise notre société, et l’idéologie libérale qui interprète ce fait. Ce renversement est suspendu à l’orientation de la vie des collectivités vers l’avenir dont il faut bien discerner la portée : elle représente une rupture avec la structuration religieuse qui est toujours définie par le passé, par la tradition, par l’attache aux origines.

De 1500 à 1800, les transformations de la modernité- y compris le changement du rapport entre le politique et le religieux- laissent intact le primat explicite du politique. Le politique continue d’être l’organisateur de la collectivité au nom de plus haut que lui. Même lorsqu’il n’a plus vraiment de contenu religieux, il garde l’allure qu’il avait lorsqu’il était le relais avec le divin. C’est ce qui donne l’impression que les sociétés modernes continuent de s’inscrire dans ce que connaissent les Anciens : on peut continuer à parler politique avec Platon, Aristote et Saint-Thomas.

Tout change avec ce renversement vers l’avenir de l’ensemble des activités collectives, qui n’est pas un phénomène de conscience mais un phénomène très pratique dont la révolution industrielle et le capitalisme sont l’expression opératoire.

L’orientation vers l’avenir, cela veut dire que l’émergence de la société. La notion n’existait pas avant la fin du XVVIIIe siècle : on parlait du corps politique. Désormais, la société va être conçue comme une entité distincte de l’Etat, ayant sa propre capacité de cohésion. L’orientation historique fait apparaître le dynamisme dans la société : c’est la société qui est dynamique alors que l’Etat est statique. Dès lors, ce n’est plus l’Etat qui commande à l’organisation collective, c’est la société qui prend le pas sur l’Etat, lequel devient un instrument, une représentation de la société.

Tel est l’âge libéral qui s’installe avec ce renversement et qui établit la primauté de la société sur l’Etat : cela s’exprime par le gouvernement représentatif et par le suffrage qui permet de désigner les représentants.

Est-il possible de pousser ce mouvement jusqu’à l’abolition de la politique ?

M.G. : Les libéraux ne vont pas jusque là ! ils veulent simplement mettre l’Etat sous la coupe de la société par un système de libertés bien réglé.

Mais il est vrai qu’on peut aller plus loin. Si la société tient d’elle-même, si elle est le moteur du dynamisme collectif, elle peut fonctionner par son propre mouvement et se débarrasser de l’Etat ! Tel est le marxisme de Marx : l’émancipation humaine, c’est la société toute seule, c’est l’association des individus libres qui remplace la structuration politique. Bien entendu, le marxisme de Lénine n’est pas du tout le marxisme de Marx.

C’est contre ce renversement libéral que se fait, au début du XXe siècle, le retour du politique. L’impression de chaos collectif créé par l’émancipation de la société civile, des individus et de l’économie font naître un violent besoin d’organisation, qui va aller, dans le sillage de la guerre mondiale, jusqu’au délire totalitaire. Mais même là où il n’y pas eu de totalitarisme, il y a eu un vaste travail collectif de régulation sous l’égide de l’Etat-nation. Le XXe siècle a été le grand moment de l’Etat-nation avec les deux versions possibles du retour du politique : primauté de l’Etat, selon la version socialiste, primauté de la nation selon la version nationaliste.

Mais pourquoi la fin du XXe siècle est-elle marquée par une liquidation apparente du politique ?

M.G. : Paradoxalement, ce changement de direction, qui nous emmène aux antipodes de la foi dangereuse du premier XXe siècle dans le politique est le fruit des acquis de la période antérieure.

Le libéralisme comporte un point aveugle, de fondation : la liberté qui s’affirme suppose l’organisation sous-jacente de la société par l’Etat-nation, qui fournit le cadre dans lequel peut se déployer la liberté de la société et la liberté des individus. C’est tellement vrai que les sociétés libérales- au-delà de l’émancipation des individus qu’elles opèrent- font croître l’Etat. La libéralisation explicite s’accompagne d’une étatisation et d’une nationalisation sous-jacentes. C’est ce qui commence à devenir manifeste à la fin du XIXe sous la pression de l’urbanisation et des revendications ouvrières : on en vient à se rendre compte que les sociétés théoriquement libérales- où il n’y aurait que la société et un gouvernement élu- fonctionnent grâce à une structure politique qui ne domine plus la société d’en haut, mais qui en constitue le cadre organisateur.

La catastrophe totalitaire se produit sur la base d’une juste perception de ce mouvement- mais dans l’illusion qu’il serait possible de restaurer l’ancien primat du politique. On ne va plus le faire au nom de la religion- ça ne marche plus- mais au nom des religions de substitution- les religions séculières qui sont le vrai nom des idéologies totalitaires : on peut ainsi reconstituer l’organisation collective sous le signe de la nation ou sous le signe de l’Etat.

Or, les catastrophes totalitaires vont révéler que la politique ne peut tenir ce rôle dans la haute modernité : il ne peut plus être l’agent qui domine expressément la collectivité.