Permanence et variances du politique

Entretien avec Marcel Gauchet

France catholique, n°3025, 19 mai 2006

Toutes les sociétés sont-elles politiques ?

Marcel Gauchet : Oui, y compris les sociétés antérieures à l’Etat. Au XXe siècle, l’ethnologie nous a appris à reconsidérer ces sociétés sans Etat, qui ont existé pendant la période la plus longue de l’histoire de l’humanité- cent mille ans à coup sûr, sans doute beaucoup plus. Pendant cette très longue période, les sociétés humaines n’étaient pas ces hordes à moitié informelles et barbares qu’un exotisme naïf continue de nous dépeindre : les sociétés sans Etat étaient des sociétés pleinement politiques. Ce fait doit être souligné car il change notre appréciation du devenir humain dans sa plus grande durée.

Quelles sont le configurations politiques qui ont marqué l’histoire ?

M.G. : On pourrait distinguer trois configurations :

- le politique sans l’Etat, qui est pour nous la forme la plus énigmatique. Je propose d’y voir le refoulement de la politique par la religion. Dans ces sociétés, c’est le religieux qui organise visiblement l’être-ensemble ; il se présente dans une disposition et avec un contenu qui recouvrent et neutralisent le politique.

- L’âge classique des Etats- soit quelque chose comme cinq mille ans. C’est l’âge du partage des tâches entre le politique et les religions. Le politique s’appuie sur la religion, la religion passe par le politique. Je n’insiste pas : cette configuration nous est familière.

- L ‘âge de l’Etat moderne commence au XVIe siècle : le politique prend par étapes la relève du religieux en matière d’organisation collective.

Cela ne veut pas dire que la religion disparaît mais elle change de nature et de fonction. Elle cesse d’être ce qui fait tenir les sociétés ensemble pour devenir l’affaire des individus. Elle est remplacée dans sa tâche fonctionnelle par les Etats : c’est ce que j’appelle la « sortie de la religion », c’est-à-dire la sortie de la fonction structurante de la religion dans l’existence collective. Telle est l’originalité de la modernité.

Faut-il faire du politique le vecteur unique de l’organisation des collectivités depuis le XVIe siècle ?

M.G. : Non, bien entendu. En réalité, l’histoire de la modernité se ramène au déploiement successif de trois vecteurs de l’organisation autonome des sociétés humaines : le politique, donc, qui est le premier ; le droit, qui prend sa relève à partir du XVIIe siècle en étant reformulé comme droit des individus ; l’histoire qui devient à partir du XIXe siècle la disposition pratique des sociétés modernes qui sont tournées vers l’avenir et qui ont en vue leur propre transformation.

Tout le problème de la haute modernité, avec lequel nous nous débattons depuis un siècle, est de maintenir le lien entre ces trois vecteurs. Nous avons réinventé le problème de la politique classique formulé par Aristote : le régime mixte. Le problème du régime mixte était de produire une synthèse équilibrée entre la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. L’actualité nous montre combien il est difficile d’articuler la politique, le droit et l’histoire.

Où en sommes-nous dans ce processus ?

M.G. : Dans nos sociétés, tout ce qui pouvait subsister comme fonction d’organisation collective par le religieux s’est défait et le politique a intégralement pris la place d’organisateur du collectif.

Le politique joue un rôle décisif mais souterrain et de ce fait presque insaisissable : le processus s’accomplit dans des conditions très particulières qui expliquent l’extraordinaire confusion dans laquelle nous plonge ce tournant.

Cette confusion se manifeste par l’obsession économique. Le marxisme est plutôt mal portant ; en revanche, l’économisme a gagné ! Nous avions une gauche matérialiste – celle que continuent d’exprimer un certain nombre de fossiles- et une droite idéaliste. Maintenant, tout le monde est matérialiste, y compris sans le savoir : il n’y a plus que des tenants de l’explication économique du monde. La droite politique, qui a complètement oublié sa propre tradition, renchérit sur le mouvement général. Toute la différence du libéralisme classique et du néo-libéralisme vient de là : le libéralisme classique s’accommodait d’une philosophie idéaliste du fonctionnement collectif alors que le néo-libéralisme est suspendu à une philosophie purement économiciste.

Le comble de la perversion est que ceux qui dénoncent cette dictature de l’économie sont pris au piège de l’économisme et renchérissent sur lui. C’est ainsi que nous nous retrouvons avec une seule grille de lecture : la véritable pensée unique. Ceux qui sont contre et ceux qui sont pour pensent pareil, si j’ose dire, sur le plan philosophique.

Comment votre hypothèse sur le rôle décisif du politique s’articule-t-elle avec cet enfermement des libéraux et des anti-libéraux dans l’économisme ?

M.G. : Nous avons vécu depuis 1914 sous le signe d’une rupture avec le libéralisme classique, « bourgeois », du XIXe siècle ; il s’est alors produit un retour du politique qui s’est manifesté, pour ses expressions les plus extrêmes, par le totalitarisme. L’âge totalitaire dure de 1914 à 1974 : ces soixante années ont été orientées en fonction de l’idée du salut par le politique. Ce phénomène totalitaire est à situer en face de la percée du point de vue de l’histoire et de la société au XIXe siècle : il est une réaction à cette percée et à la déstabilisation des communautés humaines qu’elle a entraînée.

Le XIXe siècle est l’âge de l’autonomie par l’histoire, qui vient se surajouter à l’autonomie par le politique et à l’autonomie par le droit. C’est une irruption de l’orientation historique qui engendre ce que j’appelle le renversement libéral. Il faut en effet distinguer le fait libéral, qui organise notre société, et l’idéologie libérale qui interprète ce fait. Ce renversement est suspendu à l’orientation de la vie des collectivités vers l’avenir dont il faut bien discerner la portée : elle représente une rupture avec la structuration religieuse qui est toujours définie par le passé, par la tradition, par l’attache aux origines.

De 1500 à 1800, les transformations de la modernité- y compris le changement du rapport entre le politique et le religieux- laissent intact le primat explicite du politique. Le politique continue d’être l’organisateur de la collectivité au nom de plus haut que lui. Même lorsqu’il n’a plus vraiment de contenu religieux, il garde l’allure qu’il avait lorsqu’il était le relais avec le divin. C’est ce qui donne l’impression que les sociétés modernes continuent de s’inscrire dans ce que connaissent les Anciens : on peut continuer à parler politique avec Platon, Aristote et Saint-Thomas.

Tout change avec ce renversement vers l’avenir de l’ensemble des activités collectives, qui n’est pas un phénomène de conscience mais un phénomène très pratique dont la révolution industrielle et le capitalisme sont l’expression opératoire.

L’orientation vers l’avenir, cela veut dire que l’émergence de la société. La notion n’existait pas avant la fin du XVVIIIe siècle : on parlait du corps politique. Désormais, la société va être conçue comme une entité distincte de l’Etat, ayant sa propre capacité de cohésion. L’orientation historique fait apparaître le dynamisme dans la société : c’est la société qui est dynamique alors que l’Etat est statique. Dès lors, ce n’est plus l’Etat qui commande à l’organisation collective, c’est la société qui prend le pas sur l’Etat, lequel devient un instrument, une représentation de la société.

Tel est l’âge libéral qui s’installe avec ce renversement et qui établit la primauté de la société sur l’Etat : cela s’exprime par le gouvernement représentatif et par le suffrage qui permet de désigner les représentants.

Est-il possible de pousser ce mouvement jusqu’à l’abolition de la politique ?

M.G. : Les libéraux ne vont pas jusque là ! ils veulent simplement mettre l’Etat sous la coupe de la société par un système de libertés bien réglé.

Mais il est vrai qu’on peut aller plus loin. Si la société tient d’elle-même, si elle est le moteur du dynamisme collectif, elle peut fonctionner par son propre mouvement et se débarrasser de l’Etat ! Tel est le marxisme de Marx : l’émancipation humaine, c’est la société toute seule, c’est l’association des individus libres qui remplace la structuration politique. Bien entendu, le marxisme de Lénine n’est pas du tout le marxisme de Marx.

C’est contre ce renversement libéral que se fait, au début du XXe siècle, le retour du politique. L’impression de chaos collectif créé par l’émancipation de la société civile, des individus et de l’économie font naître un violent besoin d’organisation, qui va aller, dans le sillage de la guerre mondiale, jusqu’au délire totalitaire. Mais même là où il n’y pas eu de totalitarisme, il y a eu un vaste travail collectif de régulation sous l’égide de l’Etat-nation. Le XXe siècle a été le grand moment de l’Etat-nation avec les deux versions possibles du retour du politique : primauté de l’Etat, selon la version socialiste, primauté de la nation selon la version nationaliste.

Mais pourquoi la fin du XXe siècle est-elle marquée par une liquidation apparente du politique ?

M.G. : Paradoxalement, ce changement de direction, qui nous emmène aux antipodes de la foi dangereuse du premier XXe siècle dans le politique est le fruit des acquis de la période antérieure.

Le libéralisme comporte un point aveugle, de fondation : la liberté qui s’affirme suppose l’organisation sous-jacente de la société par l’Etat-nation, qui fournit le cadre dans lequel peut se déployer la liberté de la société et la liberté des individus. C’est tellement vrai que les sociétés libérales- au-delà de l’émancipation des individus qu’elles opèrent- font croître l’Etat. La libéralisation explicite s’accompagne d’une étatisation et d’une nationalisation sous-jacentes. C’est ce qui commence à devenir manifeste à la fin du XIXe sous la pression de l’urbanisation et des revendications ouvrières : on en vient à se rendre compte que les sociétés théoriquement libérales- où il n’y aurait que la société et un gouvernement élu- fonctionnent grâce à une structure politique qui ne domine plus la société d’en haut, mais qui en constitue le cadre organisateur.

La catastrophe totalitaire se produit sur la base d’une juste perception de ce mouvement- mais dans l’illusion qu’il serait possible de restaurer l’ancien primat du politique. On ne va plus le faire au nom de la religion- ça ne marche plus- mais au nom des religions de substitution- les religions séculières qui sont le vrai nom des idéologies totalitaires : on peut ainsi reconstituer l’organisation collective sous le signe de la nation ou sous le signe de l’Etat.

Or, les catastrophes totalitaires vont révéler que la politique ne peut tenir ce rôle dans la haute modernité : il ne peut plus être l’agent qui domine expressément la collectivité.

Religion et politique: état des lieux

Les chemins de la connaissance,

France Culture, 2002.

Pascale Casanova : «Autour des années 1970, nous avons été soustrait sans nous en rendre compte à la force d’attraction qui continuait à nous tenir dans l’orbite du divin» écrit Marcel Gauchet dans La Religion dans la démocratie (Gallimard, 2000). Aujourd’hui, il va de soi que Dieu ne s’occupe plus des affaires de ce monde mais si le religieux à perdu sa capacité d’informer les conduites, le politique ne pourvoit plus de vision du monde récapitulative susceptible de mobiliser les foules. Politique et religion se sont épuisés dans un perpétuel rapport de force au sacré où toute chose meilleure ne se définissait que dans l’affrontement. Feu la chrétienté revoit le politique à son autonomie et l’individu à sa liberté. Nous vivons les affres d’une séparation de corps devenue effective. «Le christianisme, nous dit Marcel Gauchet, est la religion de la sortie de la religion». Mais n’oublions pas le mot de Bunuel « grâce à Dieu, je suis athé ».

Marcel Gauchet : la sortie de la religion c’est cette chose très spécifique qui est non pas la disparition en bloc de la religion mais la fin de l’organisation religieuse des sociétés et plus largement du monde humain. Les croyants demeurent mais la religion chrétienne cesse d’être englobante de la vie collective et de l’organiser, d’en définir les rouages et les mécanismes à commencer par le pouvoir politique supposé tomber d’en-haut. La religion, autrement dit cesse d’être une autorité politique pour acquérir un statut privé non pas simplement dans le sens où elle serait purement dans le for intérieur des personnes mais au sens où elle n’a plus l’autorité sociale qui définit le cadre dans lequel nous vivons.

P.C. : En somme, c’est le poids de l’institution religieuse qui est remis en cause mais pas la foi religieuse.

M.G. : Ce n’est pas le poids de l’institution nécessairement en elle-même, c’est le poids de l’institution en tant que normative de la totalité sociale. Par ailleurs, en tant qu’institution libre de se construire dans la société civile, les églises font ce qu’elles veulent. Elles peuvent demeurer très puissantes, elles peuvent s’affaiblir, ça ne regarde pas le problème si je puis dire.

P.C. : Alors une fois l’hégémonie chrétienne écartée, on a bien vu que la question du salut demeurait et restait d’actualité. Elle était simplement «délocalisée» pour utiliser un terme à la mode, c’est-à-dire que la question du salut migrait du religieux au politique et on a pu le voir à propos des religions séculières.

M.G : Oui. C’est très complexe parce que, bien entendu, les religions séculières, les utopies sociales, les doctrines de l’accomplissement de l’histoire, ne se pensaient absolument pas comme des doctrines de salut. Elles étaient au contraire, en générale, violemment antireligieuses et violemment hostiles à l’idée d’un quelconque salut. Néanmoins, ce qu’on peut montrer et qui fonde la pertinence de cette notion de religion séculière c’est qu’à leur insu et malgré elles, elles reconduisaient en effet, sous l’aspect d’une fin de l’histoire ou d’un accomplissement de l’histoire, le schéma chrétien d’un salut. Mais, elles ne le faisaient pas de leur plein gré. C’est pour cela que cette notion de religion séculière est très difficile à manier d’ailleurs et que l’on a affaire à un phénomène hautement paradoxal qui est ce qu’on pourrait appeler des anti-religions religieuses. Anti-religion dans la visée explicite, religieuse de manière implicite. C’est cette coagulation des deux qui leur donne un caractère erratique et explosif une fois qu’elles sont au pouvoir dans la vie des sociétés.

P.C : Si l’on prend comme exemple celui du marxisme-leninisme

M.G : C’est l’exemple canonique puisqu’on a là, la philosophie de l’histoire dans sa plus noble filiation de Hegel à Marx et en même temps une doctrine politique greffée sur cette philosophie de l’histoire qui entend en tirer les dernières conséquences politiques sous l’aspect de la dictature du prolétariat transition vers la société communiste finale. On a affaire à une doctrine résolument matérialiste pour lequel on ne peut pas dire que l’inspiration religieuse soit le moins du monde directement au premier plan. C’est ce qui correspond au versant anti-religion. De plus, il s’agit évidemment, au rebours de ce que promettaient les religions, de la réalisation de la vie bonne et pleine ici-bas, ici et maintenant, aux antipodes d’un quelconque au-delà. Et cependant, de Hegel à Ma rx et à Lenine, on a affaire mais au plan de la structure profonde de la doctrine à quelque chose qui est la transposition d’une forme religieuse de la vie collective et de l’histoire elle-même au sein de l’histoire faite par les hommes. En fait, c’est la réconciliation de l’immanence et de la transcendance dans une société définitive où l’humanité serait réconciliée avec elle-même. On retrouve à la fois une doctrine de salut mais le mot de salut n’est probablement pas le plus important. Le plus important c’est la forme religieuse implicite qui est celle de cette société de la fin de l’histoire. C’est cette conjonction très étrange qui a régné pendant un siècle et demi à peu près comme transition en quelques sortes entre le monde de la religion et le monde de l’histoire qui a donné les phénomènes qu’on appelle totalitaires.

P.C. : Vous parlez d’une «fin de l’histoire finie» et, je vous cite encore, vous évoquez «la fin de la sublimation politique comme alternative à la religion» c’est-à-dire au moment où s’écroule le marxisme-léninisme et vous dîtes encore: «la scène politique cesse d’être tenue pour un théâtre de l’ultime».

M.G : Oui. Il y a eu dans ce phénomène de transition deux grandes composantes. D’une part, la structure de ces doctrines de l’histoire et d’autre part l’opposition entre les religions et l’anti-religion matérialiste, historique qui prétendait installer le règne des fins terrestres au lieu et place des fins célestes. Et c’est les deux qui s’écroule de concert. C’est l’événement tout à fait extraordinaire auquel il nous a été donné d’assister au cours des trente dernières années. Nous avons vu mourir une religion. C’est très rare. Les adeptes même, qu’elle semble conserver, n’y croient plus vraiment. C’est une chose étonnante. Pourquoi «fin de l’histoire finie» parce que depuis que la conscience historique moderne s’installe depuis le début du 19ième siècle pour faire très simple : l’histoire qui prend conscience d’elle-même se conçoit en fonction de sa fin prochaine. Premier temps hegelien : si nous prenons conscience aujourd’hui de l’œuvre de l’histoire faîte par les hommes, c’est qu’elle est finie. Deuxième temps, Marx : elle n’est pas encore tout à fait finie, elle est en vue de sa fin. Si nous prenons conscience de l’histoire aujourd’hui, c’est afin de pouvoir l’achever, ce qui sera l’œuvre de la révolution prolétarienne qui nous fera déboucher sur la totalisation et la réconciliation définitive de l’histoire des hommes. Je crois que l’on peut appeler la forme de cette doctrine, pour des motifs de fond, religieuse parce qu’elle promet dans l’histoire ce que les religions opéraient en fonction du ciel : l’union des hommes qui dans un cas est donnée par l’obéissance à un principe transcendant, dieu, dans le second cas, dans l’histoire, est opérée de l’intérieur même du mouvement du devenir et de l’accès à son terme. La fin de l’histoire finie cela veut dire : nous sommes dans l’histoire, une histoire consciente d’elle-même, et nous n’en savons qu’une chose, elle ne comporte pas de terme assignable. C’est cela la fin des religions séculières. Elle nous fait déboucher dans une histoire que nous faisons, en tout cas qui sort de nous parce qu’elle ne se fait pas entièrement en conscience mais nous en prenons conscience au fur et mesure qu’elle se fait, mais elle ne nous conduit à aucun but et cette ouverture est probablement le vertige qui pèse sur les esprits au sein de notre culture aujourd’hui.

P.C. : Et pourtant Marcel Gauchet, dans cette perspective de la fin d’une histoire finie vous parlez, en utilisant un terme religieux d’ailleurs je vous le dis au passage, d’une révélation de l’homme à soi-même sans cesse renouvelée, et cette révélation, si je ne m’abuse, est une révélation au long cours et donc c’est une révélation dans le temps historique on pourrait dire tout de même. Donc c’est une autre histoire qui commence.

M.G : D’une certaine manière oui. C’est en tout cas une nouvelle étape de la conscience de l’histoire et par conséquent de la conscience de l’humanité. J’emploie à dessein un mot religieux, qui vient d’ailleurs en droite ligne de Hegel, pour le retourner contre lui, une petite ruse qu’on peut se permettre dans le travail philosophique. On pourrait dire plus simplement dévoilement. Le propre de l’histoire c’est qu’en effet, c’est là en effet où le noyau rationnel de la doctrine hegelienne comme de la doctrine marxiste subsiste à mon avis, au travers de l’histoire l’humanité prend conscience de ce qu’elle fait, de la manière dont elle se fait elle-même dans le temps. A cela près que pour eux, cela voulait dire que nous allions vers un dévoilement final, vers un savoir absolu, une ressaisie complète de sens, une synthèse, une totalisation. En réalité, oui, nous ne cessons de prendre conscience de nous-même et du chemin que nous avons parcouru pour arriver là où nous sommes, mais ce dévoilement est indéfini. Dès l’instant où il est opéré ; il nous emmène vers un autre dévoilement qui nous apprend sur nous-même, le passé de l’humanité et ce que nous venons de faire pour ainsi dire, des choses absolument imprévisibles dans la séquence d’auparavant. Ce pourquoi on peut dire d’ailleurs que l’histoire est le contraire de ce qu’en attendait Marx par exemple qui a une magnifique formule, « l’énigme de l’humanité résolue », c’est l’énigme de l’humanité se renforçant sans cesse puisque nous savons que nous en aurons jamais fini de nous apprendre au travers de nos œuvres dans le temps. L’énigme s’épaissie, elle ne disparaît pas.

P.C. : Maintenant que nous sommes devenus, comme vous le disiez Marcel Gauchet, «métaphysiquement démocrate» et que la liberté de pensée n’a plus à se définir contre justement, on a l’impression qu’on est dans une société qui est un peu malade de sa liberté, qu’on est confronté à ce qu’on pourrait appeler une pathologie de la liberté.

M.G : Il y a des aspects pathologiques de la liberté, il y a aussi une désorientation commune de la liberté puisque son repère fondamental a disparu. La liberté c’était en fait une libération. Le mot clé qui commandait les philosophies de la liberté c’était «émancipation» donc la lutte contre un principe contraire qui était en fait un principe métaphysique ultimement même s’il avait des incarnations sociales et politiques. L’émancipation est faîte, la libération est, dans son principe, acquise. Ce qui ne veut pas dire, naturellement qu’elle est à l’œuvre dans tous ses aspects. Bien entendu, dès lors, qu’il faut penser une liberté qui est à elle-même sa propre fin mais la liberté n’était pas jusqu’à très peu sa propre fin. Elle était au service d’un devenir plus haut qu’elle et elle est rendue à elle-même et, à la vérité, elle ne connaît pas très bien son emploi. C’est cet énorme réajustement, culturel, moral, spirituel qui est en train de s’opérer et qui s’opère dans la désorientation.

P.C. : Si toutes les attentes de lendemains meilleurs que parvenaient à rassembler les mouvements collectifs s’effritent, est-ce que le malaise actuel ne vient pas du fait qu’elles ne savent plus où se mettre. Il n’y a plus de projet religieux crédible, de projet politique crédible. On ne va quand même plus ne plus rien attendre ?

M.G : Non, mais il faut l’attendre autrement. Tout est là. N’exagérons pas les proportions du drame. C’est un changement de modalité. Nous vivions dans l’héroïsme, le grandiose, les fins dernières, l’eschatologie, le terme de toute chose. Ca, c’est fini. Mais il ne reste pas rien. Il reste, je dirais la même chose. A cela près qu’il faut l’aborder comme des buts dont nous savons que la réalisation n’est pas imminente, des buts qui n’attendent aucuns moyens cataclysmiques, automatiques, qui vont nous amener dans la grande révolution culturelle, prolétarienne, une sorte d’accès immédiat au terme de l’histoire et qu’il faut faire tout nous-même. L’histoire ne sera que ce que nous en faisons avec nos pauvres moyens humains. Il n’y a pas de roue du devenir, de ressort caché qui nous amène vers une destination finale. C’est beaucoup plus difficile, cela demande de beaucoup plus grands efforts et c’est beaucoup plus ingrat. C’est juste un apprentissage de la finitude dans l’élément de l’histoire. Le temps de l’humanité est un temps long dint nous voyions qu’un tout petit segment et sur lequel nous n’avons qu’une prise très relative. Ce pourquoi, depuis que ce sentiment de l’histoire est né, on a voulu tellement installer dans l’élément de l’histoire le flux d’un devenir qui nous portait tout seul vers un terme. Non. Il n’est juste que ce que nous en faisons mais dans la difficulté, la douleur et la limite de notre pouvoir et dans une durée dont nous savons qu’elle dépasse infiniment notre existence. C’est la finitude nouvelle devant laquelle nous sommes confrontés. Mais rien des buts et des valeurs que nous pouvions auparavant nous proposer n’a changé. C’est simplement la manière de les atteindre qui s’est complètement transformée et c’est évidemment devant cette difficulté que la politique recule et c’est devant cette difficulté qu’elle s’écroule parce qu’on voit que nos hommes politiques, ils ne pensent à rien, ils n’ont pas d’idées, ils ne travaillent pas de la tête. Ils s’agitent beaucoup parce qu’ils mènent tout de même une vie d’enfer. En revanche sur les chemins qu’il faudrait franchir pour aller vers les buts qu’ils évoquent très vaguement, ils ne se tracassent plus beaucoup de cela. Ils se tracassent de leur prochaine échéance électorale. Là ils sont très court. C’est cette aura des conducteurs de peuple qui s’est évanouie et qui laisse une politique prosaïque, ingrate, qui a perdu sa magie et qui ne nous donne pas de quoi réaliser nos fins dernières.

P.C. : C’est peut-être Marcel Gauchet, l’affaissement de ces rassemblements, de ces mouvements collectifs surtout sur le plan politique peut –être qui ont enclenché une espèce de retour à l’individualisme et au primat du libre arbitre et une espèce de repli sur soi qu’on voit dans la société actuelle.

M.G : Oui, mais il faut faire très attention à, la manière dont s’est produit cette atomisation individualiste parce que la manière dont on comprend sa survenue détermine entièrement la manière d’en comprendre sa manifestation. Ca n’est pas que les individus ont voulu devenir davantage individu. Ca l’est pour une partie, mais en fait, elle est faible. C’est que, ce qui les tenait ensemble et ce qui donnait du sens à leur agrégation, à leur union dans des mouvements de nature très divers et y compris au sein de nations par exemple, s’est défait et les a renvoyés à eux-même. Si la politique n’est pas la réalisation d’un but transcendant et bien il ne me reste qu’à me déterminer, moi, quant à ce que je considère comme les valeurs qui doivent gouverner ma vie. C’est pas que je veux mettre en avant mon moi qui pense au détriment de la collectivité, c’est que je n’ai pas le choix, la collectivité ne répond pas aux questions que je suis bien obligé de me poser. Chaque individu se trouve renvoyé à lui-même pour répondre à toute une série de questions qui passaient, au contraire de ce qu’il y a peu, par la réunion avec ses semblables.

P.C. : Autrement dit, il subit presque cette individualité plus qu’il ne la choisit

M.G : Je crois que fondamentalement l’individualisme contemporain, dans ses manifestations les plus vrais et les plus profondes, est un individualisme inquiet, dépressif, de gens qui se trouvent confrontés, sans l’avoir choisit, à des questions qu’ils sentent les dépasser, parce qu’il est une rupture historique et qu’il ne s’est pas effectué par une sorte de maturation positive mais qu’il a pris l’aspect d’un effondrement du sol sur lequel nous reposions qui laisse chacun seul devant lui-même.

P.C. : C’est l’apprentissage de la solitude.

M.G : C’est l’apprentissage de la liberté qui ne se fait pas uniquement par le ressort intérieur des personnes mais qui se fait aussi par l’assignation des tâches qui nous vient du dehors.