Marcel Gauchet, fils de Montesquieu et de Tocqueville

Marianne, n° 341, semaine du 03 novembre 2003 au 09 novembre 2003

Florence Assouline

A la fois historien et philosophe, rédacteur en chef de la revue le Débat, Marcel Gauchet refuse de s'enfermer dans une catégorie unique de la pensée. On le classe parmi les « libéraux » , on l'a même accusé d'être un « nouveau réactionnaire » . Lui, il invoque plutôt, dans la Condition historique*, son dernier ouvrage, la filiation de Montesquieu et de Tocqueville.

Les graves crises que nous traversons, explique-t-il, requièrent, pour les analyser, des intelligences hybrides, capables de « curiosités multiples » . Il se veut donc de la famille des intellectuels qui adoptent une « démarche faite d'allers et de retours » entre les savoirs et entre les époques. Mais ce qui lui ajoute en singularité et, dans le même temps, le préserve de la sécheresse de l'expertise, c'est sa volonté de prendre en compte la psychologie des « individus singuliers qu'il appréhende comme acteurs sociaux » . Sous la forme d'entretiens, la Condition historique est composée en séquences, à travers lesquelles se dessinent à la fois le parcours d'un homme et la formation d'une pensée. Mais aussi les questions qui l'occupent. Elevé dans les récits de guerre et le catholicisme, Marcel Gauchet intègre à 15 ans l'école normale de Saint-Lô, plongeant « sans transition de l'apolitisme paysan dans la chaude ambiance des querelles syndicales » et découvrant ainsi le stalinisme. Le voilà « définitivement prémuni contre la séduction du Parti » , sans perdre son intérêt intellectuel pour Marx. Puis c'est Mai 68, « l'expérience d'une illusion de l'histoire et d'une désillusion » . De ce maelström d'idées et d'idéologies, Gauchet se réveille avec « une gueule de bois théorique » . Mais plutôt que de se confire dans cet échec ou de tenter le salut individuel, il fourbit ses armes pour une « conversion » . Et se met à écrire dès 1970. Mais ce n'est qu'en 1985, avec le Désenchantement du monde, une histoire politique de la religion (Gallimard), qu'il est devenu incontournable. Dans le dernier chapitre, « Et maintenant? », il analyse la crise majeure qui secoue la démocratie. Autonomisation de la logique économique, prédominance de la liberté individuelle et affaiblissement des systèmes politiques... Les Français n'aiment plus leur modèle universaliste, autoritaire et unitaire. Ce qui ne les empêche pas de tout attendre de l'Etat. S'affirmant « pessimiste à court terme et optimiste à long terme » , il tente de comprendre en quoi l'épanouissement de la liberté individuelle est devenu inhérent aux valeurs démocratiques. Reste à réinventer un cadre et des institutions ; reste à repenser l'articulation entre l'individu et l'Etat ; reste à revoir le concept des droits de l'homme. Reste en somme à reposer la question : qu'est-ce que l'homme ? Rien de moins

* Entretiens avec François Azouvi et Sylvain Piron, Stock « Les essais » , 325 p