Assumer notre propre histoire

France catholique, n°2937, 02/07/2004

En ce début des années 2000, on parle de déclin de la pensée, de déclin de la nation française... Des débats qui montrent notre pays incapable d’assumer son présent, parce qu’il n’a pas essayé de comprendre en quoi l’Histoire l’avait profondément changé en moins d’une génération. Dans “La condition historique”, livre d’entretien avec François Azouvi et Sylvain Piron, Marcel Gauchet, revient sur le fruit de ses recherches de plus de trente ans sur les relations de notre société avec la politique, l’histoire, la religion... et tente de trouver des clés qui aideront peut-être notre vieux pays a résoudre ses problèmes d’identité démocratique, laïque et républicaine...

Marcel Gauchet, votre dernier livre est composé d’entretiens qui portent en partie sur votre itinéraire. Il ne s’agit pas de votre vie privée, mais de la reconstitution d’un trajet qu’on peut considérer, à l’échelle d’une génération, comme exemplaire dans sa singularité. Mais n’est-ce pas aussi un aveu de la difficulté à expliquer de manière globale notre proche passé ?

Tout à fait. La société française souffre d’une incapacité à s’expliquer avec son passé proche. Notre société ne sait plus examiner ses fourvoiements.

Cette incapacité est un des signes de l’affaiblissement du ressort national qui font croire à un déclin. Pour ma part je me borne à noter cette impuissance à l’égard d’un passé travesti, mythologisé, évoqué de manière conjuratoire, qui empêche toute remise à plat. C’est vrai pour les événements qui ont défini une génération - dite "génération de 1968", qui a beaucoup parlé d’elle-même mais pour ne rien dire.

Quels enseignements généraux tirez-vous de ce que vous avez connu ?

Dans les limites d’une expérience vécue, j’ai tenté de restituer ce qui a précédé le mois de mai 1968 et ce qui s’est passé à ce moment-là. J’évoque l’époque du structuralisme, la fièvre créatrice, de ces années. Puis j’ai montré comment ces aventures intellectuelles ont tourné, en les restituant de l’intérieur.

Les années structuralistes ne correspondent pas à ce qu’il est banal d’en dire aujourd’hui. Il s’est joué-là des événements de longue portée, qui continuent de travailler aujourd’hui - y compris sur le plan intellectuel, même si c’est dans une grande confusion.

Chose remarquable : quand on parle de "génération 68", on ne parle pas de ceux qui étaient les acteurs de 68 : la “pensée 68” critiquée par Luc Ferry et Alain Renault est celle de la génération d’avant !

Est-ce que les acteurs de 68 ont une pensée ?

La question mérite d’être posée. En France les années 60 ont été très créatrices et pas seulement dans le domaine intellectuel : pensons au cinéma, à la musique, à la télévision. Il y a un climat où l’intellectuel et le culturel rencontrent la politique d’une manière effervescente. Les forces traditionnelles sont solides : à gauche, le Parti communiste, à droite un parti gaulliste dont nous apercevons maintenant combien il fut composite. Dans le même temps, la société française donne l’impression d’avoir retrouvé la vitalité des grandes périodes de son histoire...

Peut-on parler d’une "révolution de 68" ?

Mai 68 est une révolution étrange puisque l’idée de la prise du pouvoir était si peu dans l’esprit des acteurs qu’il a suffi que la gauche officielle manifeste la velléité de profiter de la situation pour que le mouvement s’arrête ! Dans le livre qu’il a consacré à ces événements, Raymond Aron se trompe de cible en attaquant le Parti communiste et les forces d’appoint de la gauche, mais il a raison de parler d’une “révolution introuvable”.

Cependant, il s’est bien joué à ce moment une révolution (contraire aux thèses marxistes puisqu’il s’agissait d’une révolution des superstructures). Sur ce point, quelque chose a changé de manière irréversible, et c’est bien là le propre d’une révolution. Révolution dans la manière de gouverner, de comprendre l’existence collective - et plus encore révolution dans les manières d’être et de vivre. La créativité intellectuelle a joué un rôle déterminant dans ces transformations.

Ce rôle est extrêmement difficile à élucider…

Vous avez raison ! Ce n’est parce que des jeunes gens lisaient Lacan et Foucault ou fréquentaient le séminaire ô combien pernicieux de Roland Barthes qu’ils sont descendus ensuite dans la rue pour manifester contre... contre on ne sait pas bien quoi. Sur le moment, les manifestants avaient l’air de savoir ce qu’ils contestaient – mais ils étaient bien en peine de le dire !

Il n’empêche. C’est dans la culture (dans sa conception large autant que dans ses expressions les plus raffinées) que le mouvement décisif a lieu. Le principal impact ne vient pas des gauchistes de toutes obédiences, même s’ils ont ensuite profité du mouvement. Il y a une pointe intellectuelle, que j’essaie d’identifier parce que je m’en sens l’héritier.

Comment définiriez-vous en quelques mots votre travail intellectuel depuis 1968 ?

J’essaie d’accomplir à ma manière le programme qui prend corps dans les années soixante et qui, sur le plan politique, se traduit par le début de la longue marche de la société française vers la démocratie.

La France n’était-elle pas une société démocratique auparavant ?

La société française aspirait à la démocratie, mais elle n’en avait pas trouvé les voies effectives pour de nombreuses raisons. La difficulté d’acclimatation de la démocratie en France a été en quelque sorte confirmée par Mai 68 et par son avortement, mais elle a aussi été débloquée par ce mouvement.

Le mouvement de 1968 accomplit ce que le gaullisme permet depuis 1958 : une certaine fondation opérée par de Gaulle assure la solution d’un vieux problème français qui est celui des conditions de fonctionnement d’un régime démocratique. Et, quoi qu’on pense du mitterrandisme, c’est l’alternance de 1981 qui naturalise la démocratie dans le paysage

français. C’est autour de cette thématique de la démocratie que se réalise l’unité de la génération issue de 1968.

L’étonnant, c’est que ce parcours s’est effectué dans une méconnaissance générale (qui fut aussi la mienne) et dans une incapacité croissante de la société à s’expliquer sur ses transformations.

A quoi voyez-vous que nous sommes dans une incapacité croissante ?

Après le 21 avril 2002, nous avons entendu de grandes déclarations : “plus jamais ça”, “jamais plus comme avant” mais rien n’a changé. Il n’y a même pas eu un effort d’analyse. Ce n’est pas dû à la mauvaise volonté des dirigeants politiques : leur ligne de conduite tient dans le principe de l’homme devant la cour d’assises - “N’avouez jamais” ! Cette surdité professionnelle n’est pas très grave. Mais, au-delà, il y a une incapacité collective à mettre un certain nombre de données sur la table et à instaurer une discussion à leur propos.

Pourquoi ?

La société française ne sait réagir que par des imprécations sur son déclin, sans qu’on sache jamais où se situe l’âge d’or. On ne sait même pas regarder l’époque pendant laquelle la France avait une conduite politique raisonnée et une créativité culturelle.

J’essaie pour ma part de contribuer à l’effort de réflexion sur le passé, qui me semble l’une des clés de notre problème civique : reconsidérer la transformation française de manière à comprendre les difficultés qui affectent notre modèle politique et de manière à relever des défis qui concernent l’ensemble des sociétés européennes. […]