Les écoles libres en quête d'un nouveau souffle

La Libre Belgique, 04/02/2002

Propos recueillis par Pascal André

« L'enseignement catholique conserve une identité sociale et professionnelle extrêmement forte. Dans ce sens, il n'y a aucune raison qu'il disparaisse. »

Invité à titre d'expert et d'observateur extérieur, Marcel Gauchet participera à tous les travaux de réflexion organisés par le SeGEC (Secrétariat Général de l'Enseignement Catholique belge) avant de livrer son propre regard sur la question. Il a accepté de nous communiquer ses premières impressions.

Qu'est-ce qui vous frappe dans tout ce travail de réflexion qui est mené actuellement au sein de l'enseignement catholique belge?

M.G.: Ce qui me frappe tout d'abord, en tant que Français, c'est l'esprit démocratique de ce processus, son ouverture, mais aussi l'extrême lourdeur qui en résulte. C'est là qu'on voit qu'il y a un prix à payer pour la démocratie participative. Ce qui me frappe également, c'est le véritable glissement de terrain qui affecte en ce moment l'enseignement catholique, mais qui est loin de lui être propre. Il relève, en effet, de l'évolution générale de nos sociétés. Tout est à redéfinir. C'est une situation à la fois angoissante et passionnante. Enfin, je suis frappé par le caractère peu idéologique des débats qui ont cours ici. Vous êtes beaucoup plus pragmatiques que les Français.

Cette lourdeur dont vous parliez à l'instant, ne risque-t-elle pas de se retourner contre les artisans de ce travail de réorientation?

M.G.: Je ne crois pas. Car il n'y a pas vraiment de contestation à l'égard du diagnostic qui est posé. Il y aura bien sûr des résistances par rapport aux propositions concrètes qui seront faites, mais c'est tout à fait normal.

Les craintes de certains sont-elles justifiées? L'enseignement catholique est-il menacé de disparition dans un avenir plus ou moins proche?

M.G.: Si je me base sur ce que j'ai lu et entendu, je dirais plutôt l'inverse. Il me semble en effet que l'enseignement catholique conserve en Belgique une identité sociale et professionnelle extrêmement forte.

En parlant d'identité sociale et professionnelle, pensez-vous également à sa dimension chrétienne?

MG.: Oui. On voit qu'on a affaire à des gens qui ont conscience d'être dans un système d'enseignement très particulier. Ils savent qu'ils doivent réorienter leur manière de faire, mais en même temps, ils ne doutent pas d'eux-mêmes. Ils ne doutent pas qu'il y ait une réponse chrétienne possible. On a affaire à un milieu extrêmement sûr de ses valeurs et de sa mission sociale.

Quel devrait être selon vous la spécificité de l'enseignement chrétien?

M.G.: Une des chances de cet enseignement, c'est sa liberté et sa grande capacité de manoeuvre, y compris au niveau local. Comparé à la France où tout est extrêmement centralisé et rigide, c'est très différent. Dans une situation de changement, il vaut mieux partir de la base que du sommet.

Mais la décentralisation n'a-t-elle pas aussi ses désavantages?

M.G.: Bien sûr. La centralisation et la décentralisation ont toutes deux leurs avantages et leurs inconvénients. Voilà pourquoi il faut trouver un équilibre entre les deux. Mais comment faire? La question se pose autant en Belgique qu'en France, même si les problématiques sont très différentes. En tout cas, il vaut mieux procéder à une recentralisation en partant de la base, que de voir une technocratie éclairée imposer d'en haut les réorientations qu'elle a elle-même décidées.

Avez-vous l'impression que l'enseignement catholique conserve des liens étroits avec l'institution ecclésiale?

M.G.: Je n'ai pas été surpris par ce que j'ai vu et entendu. La situation est la même que partout ailleurs: la hiérarchie est silencieuse, pour ne pas dire absente du débat. Elle semble avoir compris qu'il n'est pas dans son intérêt de renouer avec d'anciennes habitudes en imposant ses vues. D'où cette absence de pesanteur. Y compris chez ceux qui se réclament de la hiérarchie.

Ne pourrait-on pas dire qu'il reste un rapport à l'Eglise, mais que la réalité qui se cache derrière ce mot a fortement changé?

M.G.: En effet, il s'agit davantage aujourd'hui de la communauté des croyants que de la hiérarchie ou du magistère.

Nous assistons pour le moment au développement d'un quasi-marché scolaire. Est-il possible, selon vous, d'aller à l'encontre de cette évolution, dans la mesure où l'ensemble de la société fonctionne selon cette logique marchande?

M.G.: Là, je suis plutôt pessimiste - du moins, à court terme. Dans la mesure où il existe une offre très diversifiée en matière d'établissements scolaires, je ne vois pas très bien comment on pourrait empêcher les parents d'opérer selon une stratégie de choix. Ce qu'il faut comprendre, c'est ce qui est engagé dans ce phénomène et qui ne se ramène pas uniquement à une pression de la logique capitaliste marchande. En effet, c'est l'individualisation qui est à l'origine de cette évolution. Il ne faut donc pas espérer s'en tirer en dénonçant simplement le néolibéralisme et la mondialisation. C'est interne au système éducatif et il faut en comprendre le pourquoi. On ne peut répondre à ce défi que de l'intérieur.

La révolution citoyenne

Transversales Science Culture n°56, mars-avril 1999

Un entretien d'André Parinaud avec Marcel Gauchet

André Parinaud : Vous dites que la mutation majeure que nous avons traversée depuis un siècle nous a rendus métaphysiquement démocrates. Que signifie pour vous cette reconnaissance ?

Marcel Gauchet : Nous nous sommes coupés du legs de la tradition millénaire d'un monde où la religion était structurante et faisait partie intégrante du fonctionnement social. Dans le passé, le pouvoir tombait d'en haut. Il s'imposait du dessus de la volonté des hommes. Il se constitue, aujourd'hui, par un acte exprès de la volonté des citoyens. Cela, même le croyant le plus convaincu l'admet, dans les démocraties d'aujourd'hui. La politique se passe dans l'immanence, entre les hommes. Il n'y a plus de politique de Dieu possible.

A.P. : Le fait majeur est que nous avons abandonné la transcendance ?

M.G. : Désormais, l'ordre politique n'est pas antérieur et supérieur à la volonté des citoyens et, dans le même temps, nous assistons à la dissociation de la société civile et de l'État. Ce processus de sortie de la religion transforme également la religion elle-même pour ses adeptes, et nous pouvons ajouter que le grand événement spirituel de notre fin de siècle est sans doute le décès de la foi révolutionnaire dans le salut terrestre. Nous avons vu s'évanouir la possibilité de sacraliser l'histoire, cependant que s'imposent l'avenir et le temps du progrès. Nous ne vivons plus sous le signe de la fin de l'histoire. Elle est ouverte, et elle n'est rien que ce que nous la ferons. Le devenir s'est fait intégralement séculier.

A.P. : Comment peut se définir la modernité ?

M.G. : Par l'avènement d'une humanité qui prend conscience d'elle-même et qui se veut maîtresse de sa destinée. Nous enregistrons l'histoire de la conscience historique, un mouvement qui, par exemple, a frappé de décroyance les citadelles de l'illusoire éternité communiste et rendu dérisoire la prétention d'incarner une humanité au savoir achevé de soi. Nous avons pu résister à la contrainte obsédante qui tentait de nous ramener dans le giron des dieux pour le meilleur ou pour le pire. La démocratie a pu conquérir et affirmer sa réalité dans le cadre d'une société pétrie de foi. C'est là le vrai problème de la laïcité. Comment faire des démocrates avec des croyants ?

A.P. : Vous soulignez la fin des religions de l'art.

M.G. : L'artiste a été le symbole de la liberté, du pouvoir de faire de l'humanité. La consécration de l'art participe de la reconnaissance émancipatrice du pouvoir humain. L'art nous ramène hors des religions constituées dans la sphère d'une religion primordiale et indifférenciée. Nous disposons avec l'imagination d'une faculté qui nous permet de saisir intuitivement l'être vivant des choses. Nous pouvons présenter l'imprésentable et faire passer l'invisible dans le visible, rendre au sensible l'intelligible. Mais l'espérance de l'art a cessé d'être croyable. L'art ne nous met pas en contact avec l'absolu. Il ne nous fournit pas l'intuition de l'être. Il ne révèle pas une réalité plus réelle que le réel. Tout rentre dans les limites subjectives de nos facultés. Nous avons franchi une frontière supplémentaire dans notre exil de l'au-delà. Tous ces événements incarnent le paradoxal dans la situation où nous nous trouvons. Observons que l'ensemble des sources et des références, qui ont permis de donner corps, singulièrement en France, à l'alternative laïque contre les prétentions des Églises, est lui aussi frappé de décroyance. Peu à peu, la laïcité elle-même est devenue un fait sans principe.

A.P. : Mais vous annoncez qu'un autre monde est en train d'émerger.

M.G. : Depuis le XIXe siècle, la nouveauté essentielle a été la mise en place de la dissociation de la société civile et de l'État. Une orientation libérale avec, face à face, l'intérêt particulier de chaque individu et l'intérêt général. C'est la nécessité de la suprématie de l'État qui, même, semblait doté d'un véritable pouvoir spirituel, émanation de la volonté libre et des intérêts moraux collectifs.

A.P. : Vous montrez comment l'idée démocratique a effectué sa première percée en France, au milieu du XVIIIe siècle, avant de conquérir sa légitimité au XIXe siècle.

M.G. : Nous avons pu voir, en effet, que la République se devait d'être du côté de la vérité et de la justice, ou n'avait pas lieu d'être. L'école a tenu une place éminente dans l'acceptation de la République avec, également, le culte de la nation et l'espérance du futur, l'école devenant une sorte de laboratoire aux dimensions de l'avenir. On voit s'instaurer une demande entièrement inédite, celle de la liberté de conscience, mais aussi liberté de la nation, le règne de la volonté générale, une sorte d'émancipation métaphysique, une ressaisie du soi collectif où l'État devient le foyer de l'unité morale et où se matérialise la plénitude du pouvoir. Je dirais que la réussite de la République a été de rallier les fidèles en les détachant de leur pasteur.

A.P. : Et c'est ainsi qu'est apparu un type de citoyen exemplaire ?

M.G. : Oui, avec une transfiguration du sens de la liberté, une magnification du rôle de l'État et la signification de la fonction de citoyen. La pesée du suffrage universel change le statut de la foi de mentalité communautaire en opinion individuelle, mais nous avons vu que l'idée de la République a perdu son "âme" avec l'idée de laïcité qui était sa plus intime compagne. Si, durant les "trente glorieuses", les Français ont connu le véritable bonheur de voir leurs traditions politiques en harmonie avec le mouvement général du monde, depuis les années soixante-dix, le retour des voies libérales de la régulation automatique transforme les données. Nous avons enregistré la chute du mur de Berlin, la débâcle des économies collectivisées, la percée des capitalismes émergents, l'entrée des masses continentales de l'ancien tiers-monde - un véritable basculement, qui a clos le grand mouvement de solidarisation et de structuration collective. Et les nouvelles machines, et les nouveaux réseaux de machines, le "possible technique" ouvre un nouvel espace interhumain.

A.P. : La "déferlante individualiste" a tout transformé.

M.G. : Il est évident que l'État providence a fonctionné comme un puissant agent de déliaison en sécurisant les individus et en les dispensant de l'entretien des appartenances communautaires. Nous assistons à un formidable remodelage du paysage social depuis vingt-cinq années et à l'affaissement des espérances investies dans l'action politique. On dirait que le problème prioritaire est devenu la préservation des libertés personnelles.

A.P. : Vous laissez entrevoir une troisième époque du principe de laïcité, un autre foyer de Sens qui métamorphoserait le monde démocratique ?

M.G. : Oui. Constatons l'évaporation de l'autonomie en tant que but idéal et la neutralisation terminale de l'État. L'individualisme de type nouveau est un individualisme imposé. Il correspond à un rapport de charges dictées de l'extérieur, une relégitimation structurelle du niveau individuel. Ce n'est pas la découverte des vertus de la diversité qui a précipité le sacre de la société civile. C'est la disparition de l'alchimie dans la société politique, qui aurait pu permettre la construction d'une unité supérieure destinée à faire se rejoindre la collectivité avec elle-même. Le surmoi qui justifiait ces médiations s'est dissipé comme par miracle. Nous assistons au passage au premier plan des droits privés des individus et ce n'est pas de théorie qu'il s'agit, mais de fonctionnement social effectif.

A.P. : En cette fin de siècle, l'enquêteur privilégié que vous êtes peut-il énoncer les obstacles qui se distinguent pour cet homme citoyen ?

M.G. : Constatons que les individus entendent faire un usage public de leurs droits privés. Nous sommes entrés dans une société de marché où chacun tente de poursuivre à sa guise la maximisation de ses avantages, et, en l'absence d'une composition impérative, au nom de l'intérêt de tous. Aujourd'hui, dans le nouvel idiome démocratique, la croyance se mue en identité, mais qu'est-ce qu'être soi ? Le vrai moi n'est-il pas celui que l'on conquiert en soi contre les appartenances qui vous particularisent, contre les données contingentes qui vous assignent à un lieu et à un milieu, pour entrer ensuite en relation avec les autres ? Aujourd'hui la société civile "se publicise", tandis que l'État se privatise, et la démagogie de la diversité a de beaux jours devant elle.

A.P. : Autrement dit, nous assistons à la disparition de l'enjeu supérieur de la démocratie ?

M.G. : La politique ne peut plus prétendre à la globalité. Elle ne peut plus se présenter comme une réponse en elle-même à la question du sens de l'existence. La puissance publique est plus que jamais vouée à la neutralité. Ce qui comptera, c'est la faculté de fournir une idée d'ensemble du monde et de l'homme, susceptible de justifier les options individuelles et collectives. Depuis l'affaiblissement de son adversaire religieux, avec l'évanouissement de la capacité des religions à nourrir une figure croyable, la démocratie a perdu son projet d'autonomie collective. Elle est passée aux individus. La construction de l'individu implique l'élaboration d'un système de références, dont le rôle exige qu'il soit aussi compréhensif que possible et qu'il embrasse au plus large et au plus profond. La légitimité a basculé de l'offre de Sens vers la demande de Sens.

A.P. : Peut-on envisager le retour au Sens, qui unirait individus et société ?

M.G. : L'État n'est qu'un instrument au service de la société civile. Aujourd'hui, l'autorité est vouée à multiplier en permanence les signes de sa proximité. L'État vit littéralement du commerce avec la société civile, et sa légitimité dépend de son rôle d'outil. Il ne dispose que d'un rôle qui lui fait obligation de se tenir absolument à part des convictions, pour leur montrer un égal respect, et avec une rigueur formelle dans sa neutralité. Il donne le sentiment d'un immense appareil tournant à vide, sans plus savoir où il va ni à quoi il sert. Nous sommes entrés dans une démocratie de contrôle, et le respect des minorités devient la pierre de touche de la sincérité démocratique.

A.P. : Soyons optimistes : dans quelle direction peut s'orienter la marche de la démocratie ?

M.G. : D'abord dans le refus du fatalisme d'impuissance. Certes, l'affirmation pluraliste des identités et l'accroissement des libertés particulières sont une véritable dimension démocratique moderne, mais il faut refuser cette mentalité de marché qui gouverne les politiques et implique de se défausser sur l'avenir des véritables bilans. Nous allons sous peu avoir des comptes à rendre dans le domaine de l'économie, de l'environnement, de l'enseignement, des nationalismes exacerbés. Nous sommes tous responsables et nous devons apprendre à maîtriser les situations. La notion de responsabilité doit devenir le grand engagement du futur. L'être humain vis-à-vis de lui-même, de ses ressources, de son imaginaire, de sa volonté, de ses capacités, de ses dons créateurs. Le collectif dans la mise au point d'une véritable stratégie d'efficacité. L'école laïque avec le développement d'une pédagogie qui tiendrait compte des ressources cognitives de l'individu et de la nécessité d'un apprentissage de lui-même et avec une vue prospective de sa présence au monde. Chacun est responsable et l'État pour tous. Ajoutons à la formule républicaine, une expression "l'école laïque gratuite, obligatoire "et" responsable", si nous voulons être vraiment modernes. Devenir citoyen s'apprend et la citoyenneté se construit.

Assumer notre propre histoire

France catholique, n°2937, 02/07/2004

En ce début des années 2000, on parle de déclin de la pensée, de déclin de la nation française... Des débats qui montrent notre pays incapable d’assumer son présent, parce qu’il n’a pas essayé de comprendre en quoi l’Histoire l’avait profondément changé en moins d’une génération. Dans “La condition historique”, livre d’entretien avec François Azouvi et Sylvain Piron, Marcel Gauchet, revient sur le fruit de ses recherches de plus de trente ans sur les relations de notre société avec la politique, l’histoire, la religion... et tente de trouver des clés qui aideront peut-être notre vieux pays a résoudre ses problèmes d’identité démocratique, laïque et républicaine...

Marcel Gauchet, votre dernier livre est composé d’entretiens qui portent en partie sur votre itinéraire. Il ne s’agit pas de votre vie privée, mais de la reconstitution d’un trajet qu’on peut considérer, à l’échelle d’une génération, comme exemplaire dans sa singularité. Mais n’est-ce pas aussi un aveu de la difficulté à expliquer de manière globale notre proche passé ?

Tout à fait. La société française souffre d’une incapacité à s’expliquer avec son passé proche. Notre société ne sait plus examiner ses fourvoiements.

Cette incapacité est un des signes de l’affaiblissement du ressort national qui font croire à un déclin. Pour ma part je me borne à noter cette impuissance à l’égard d’un passé travesti, mythologisé, évoqué de manière conjuratoire, qui empêche toute remise à plat. C’est vrai pour les événements qui ont défini une génération - dite "génération de 1968", qui a beaucoup parlé d’elle-même mais pour ne rien dire.

Quels enseignements généraux tirez-vous de ce que vous avez connu ?

Dans les limites d’une expérience vécue, j’ai tenté de restituer ce qui a précédé le mois de mai 1968 et ce qui s’est passé à ce moment-là. J’évoque l’époque du structuralisme, la fièvre créatrice, de ces années. Puis j’ai montré comment ces aventures intellectuelles ont tourné, en les restituant de l’intérieur.

Les années structuralistes ne correspondent pas à ce qu’il est banal d’en dire aujourd’hui. Il s’est joué-là des événements de longue portée, qui continuent de travailler aujourd’hui - y compris sur le plan intellectuel, même si c’est dans une grande confusion.

Chose remarquable : quand on parle de "génération 68", on ne parle pas de ceux qui étaient les acteurs de 68 : la “pensée 68” critiquée par Luc Ferry et Alain Renault est celle de la génération d’avant !

Est-ce que les acteurs de 68 ont une pensée ?

La question mérite d’être posée. En France les années 60 ont été très créatrices et pas seulement dans le domaine intellectuel : pensons au cinéma, à la musique, à la télévision. Il y a un climat où l’intellectuel et le culturel rencontrent la politique d’une manière effervescente. Les forces traditionnelles sont solides : à gauche, le Parti communiste, à droite un parti gaulliste dont nous apercevons maintenant combien il fut composite. Dans le même temps, la société française donne l’impression d’avoir retrouvé la vitalité des grandes périodes de son histoire...

Peut-on parler d’une "révolution de 68" ?

Mai 68 est une révolution étrange puisque l’idée de la prise du pouvoir était si peu dans l’esprit des acteurs qu’il a suffi que la gauche officielle manifeste la velléité de profiter de la situation pour que le mouvement s’arrête ! Dans le livre qu’il a consacré à ces événements, Raymond Aron se trompe de cible en attaquant le Parti communiste et les forces d’appoint de la gauche, mais il a raison de parler d’une “révolution introuvable”.

Cependant, il s’est bien joué à ce moment une révolution (contraire aux thèses marxistes puisqu’il s’agissait d’une révolution des superstructures). Sur ce point, quelque chose a changé de manière irréversible, et c’est bien là le propre d’une révolution. Révolution dans la manière de gouverner, de comprendre l’existence collective - et plus encore révolution dans les manières d’être et de vivre. La créativité intellectuelle a joué un rôle déterminant dans ces transformations.

Ce rôle est extrêmement difficile à élucider…

Vous avez raison ! Ce n’est parce que des jeunes gens lisaient Lacan et Foucault ou fréquentaient le séminaire ô combien pernicieux de Roland Barthes qu’ils sont descendus ensuite dans la rue pour manifester contre... contre on ne sait pas bien quoi. Sur le moment, les manifestants avaient l’air de savoir ce qu’ils contestaient – mais ils étaient bien en peine de le dire !

Il n’empêche. C’est dans la culture (dans sa conception large autant que dans ses expressions les plus raffinées) que le mouvement décisif a lieu. Le principal impact ne vient pas des gauchistes de toutes obédiences, même s’ils ont ensuite profité du mouvement. Il y a une pointe intellectuelle, que j’essaie d’identifier parce que je m’en sens l’héritier.

Comment définiriez-vous en quelques mots votre travail intellectuel depuis 1968 ?

J’essaie d’accomplir à ma manière le programme qui prend corps dans les années soixante et qui, sur le plan politique, se traduit par le début de la longue marche de la société française vers la démocratie.

La France n’était-elle pas une société démocratique auparavant ?

La société française aspirait à la démocratie, mais elle n’en avait pas trouvé les voies effectives pour de nombreuses raisons. La difficulté d’acclimatation de la démocratie en France a été en quelque sorte confirmée par Mai 68 et par son avortement, mais elle a aussi été débloquée par ce mouvement.

Le mouvement de 1968 accomplit ce que le gaullisme permet depuis 1958 : une certaine fondation opérée par de Gaulle assure la solution d’un vieux problème français qui est celui des conditions de fonctionnement d’un régime démocratique. Et, quoi qu’on pense du mitterrandisme, c’est l’alternance de 1981 qui naturalise la démocratie dans le paysage

français. C’est autour de cette thématique de la démocratie que se réalise l’unité de la génération issue de 1968.

L’étonnant, c’est que ce parcours s’est effectué dans une méconnaissance générale (qui fut aussi la mienne) et dans une incapacité croissante de la société à s’expliquer sur ses transformations.

A quoi voyez-vous que nous sommes dans une incapacité croissante ?

Après le 21 avril 2002, nous avons entendu de grandes déclarations : “plus jamais ça”, “jamais plus comme avant” mais rien n’a changé. Il n’y a même pas eu un effort d’analyse. Ce n’est pas dû à la mauvaise volonté des dirigeants politiques : leur ligne de conduite tient dans le principe de l’homme devant la cour d’assises - “N’avouez jamais” ! Cette surdité professionnelle n’est pas très grave. Mais, au-delà, il y a une incapacité collective à mettre un certain nombre de données sur la table et à instaurer une discussion à leur propos.

Pourquoi ?

La société française ne sait réagir que par des imprécations sur son déclin, sans qu’on sache jamais où se situe l’âge d’or. On ne sait même pas regarder l’époque pendant laquelle la France avait une conduite politique raisonnée et une créativité culturelle.

J’essaie pour ma part de contribuer à l’effort de réflexion sur le passé, qui me semble l’une des clés de notre problème civique : reconsidérer la transformation française de manière à comprendre les difficultés qui affectent notre modèle politique et de manière à relever des défis qui concernent l’ensemble des sociétés européennes. […]

La France est malade de son modèle historique

11/04/2006

Depois do não à constituição e a revolta nos "banlieues", a crise do CPE: porque hoje e porque na França, professor Gauchet?

Marcel Gauchet - Há uma desorientação geral que se exprime nestes movimentos. No fundo, o CPE é expressão daquilo que se pratica em toda a parte na Europa, mas uma clausula sua foi interpretada em função da historia francesa: para nós, dispensar sem motivo significa arbitrariedade. Isto é, o Velho Regime, a Bastilha, o autoritarismo dos regimes bonapartistas. A França está doente porque o seu modelo histórico não entra no novo curso do mundo ditado pela europeização e pela mundialização. Por isso, a crise me parece muito profunda.

O que há de particular na relação dos franceses com sua historia?

Marcel Gauchet - A fé na política. Também os outros europeus estão preocupados com o crescimento da precariedade, mas não pensam de ter o poder de incidir sobre a realidade. Os franceses, ao contrário, continuam a acreditando na política e no Estado. A herança histórica francesa é esta: a partilha na política. Por isto, os nossos vizinhos acreditam que sejamos um pouco loucos.

Esta convicção explica muitas coisas, com freqüência incompreensível no exterior, como a força da extrema direita: as pessoas não se resignam à insegurança ou ao fato que não se pode controlar as fronteiras. Se um homem político quer suicidar-se, basta dizer que "o Estado não pode tudo". É aquilo que fez Lionel Jospin, com o êxito que sabemos. Uma pesquisa mostrou recentemente que os franceses são aqueles que menos acreditam na economia de mercado: não pensam que se deve sair do mercado, mas pensam que o Estado deve dominar o mercado.

Quais são as responsabilidades da classe política, a distância entre as palavras e os fatos de Mitterrand e Chirac?

Marcel Gauchet - São enormes. Pagamos pelo predomínio de personalidades extremamente cínicas. Mitterrand adotou de fato o neoliberalismo, mas continuou dizendo que fazia uma política socialista; disse que a Europa seria uma França maior, no entanto a realidade da integração européia significa adaptar-se a um mundo diverso. Chirac é ainda mais cínico: tem um discurso generoso, progressista, protetor, no entanto os seus primeiros ministros fazem uma política totalmente diversa. É uma enganação. Ninguém, nem mesmo entre os intelectuais e os jornalistas alguém teve a ousadia de explicar aos franceses que coisa comportava a Europa e a mundialização em relação ao seu modelo histórico. Ninguém disse a eles: vocês precisam mudar.

A raiva dos jovens franceses pode chegar a outros países?

Marcel Gauchet - Não acredito, porque estamos diante de um movimento de resistência, que não produz idéias. Não há nenhum projeto francês e o nosso modelo está em crise. Por esse motivo o efeito é limitado: os franceses são incapazes de resolver os seus problemas internamente, imagine se podemos ser um exemplo.

Não é muito pessimista?

Marcel Gauchet - A verdadeira incógnita é saber se o país tem ainda energias para reagir a esta profunda depressão, se os franceses são ainda capazes de dar um conteúdo ao voluntarismo ao qual estão tão agarrados.

É necessário adaptar-se a Europa e à mundialização assim como são, não como queremos que fosse: tem alguém em condições de dizer a verdade à gente? Preocupa-me o fato que este país não tem mais a sua fé tradicional na inteligência. Houve outros momentos nos qual a França andava mal, mas havia pessoas para analisar as coisas, para desenhar soluções. Agora é como se esta capacidade estivesse anestesiada. É isto que me inquieta.

Salaire des PDG: le bal des ego

Marcel Gauchet

L'Expansion, Août 2003

Nous vivons depuis vingt-cinq ans sur la lancée d'un puissant mouvement de libéralisation et de dérégulation de nos économies. Il n'a pas fini de produire tous ses effets. Mais il est clair également que le contre-mouvement s'amorce. L'affaire du salaire des patrons - car c'est désormais une affaire - en est un signal annonciateur : il y aura un après-libéralisme.

Les données de cette affaire sont maintenant connues de tous. Elles se résument en deux mots, que j'emprunte à un capitaliste insoupçonnable, l'investisseur Warren Buffett : « rémunérations indues ». Peu importe qu'il s'agisse de salaires qui s'accroissent quand la performance économique baisse ou de parachutes en or qui viennent récompenser l'impéritie.

Les rescapés de l'anticapitalisme révolutionnaire se sont naturellement jetés sur ces chiffres extravagants. Ils en espèrent une seconde jeunesse. Voilà bien la preuve, nous expliquent-ils, que c'est le « système » qui est en cause, et qu'il est irréformable.

C'est justement le contraire. Cette affaire montre que le capitalisme est plastique, qu'il exige qu'on lui fixe des règles du jeu, et que c'est aux sociétés de l'orienter. Laissé à lui-même, il erre. Il a besoin de régulation.

Ainsi, la dérive de ces émoluments sans la moindre justification économique met-elle à nu une faille du système. D'une part, il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de vrai marché du travail pour les emplois de patron. On a affaire à un club de cooptation, qui fonctionne à la fiction de la compétence et du talent, que les résultats des entreprises ont bien mise à mal. Que les actionnaires se le disent : on peut toujours et facilement trouver mieux pour beaucoup moins cher !

D'autre part, les patrons sont, de fait, juge et partie. Ils s'évaluent eux-mêmes sans vrai contrôle. Les comités de rémunération ? Que dirait-on d'un candidat qui constitue lui-même son jury d'examen ? Certes, il y a la sanction du marché, mais elle arrive tard, après les dégâts, et reste sans prise sur une donnée comme le prix auquel les dirigeants estiment leurs services.

Ce qui a tenu pendant longtemps le système dans les bornes de la décence consistait dans un mélange de coutume non écrite, de morale sociale et de psychologie des acteurs. La postmodernité est passée par là, la détraditionnalisation a fait son office, et Narcisse a pu se poser lui-même la couronne sur la tête. Nous sommes là, en effet, devant un symptôme de la psychopathologie ordinaire qui accompagne l'individualisme contemporain. Je ne crois pas que ce soit la vieille cupidité qui est en cause, sinon marginalement. C'est d'estimation délirante de soi qu'il s'agit : ma valeur est incommensurable par rapport à celle d'un de mes employés ordinaires ; le sommet doit être hors de comparaison avec la base. Il reste à déchiffrer ce nouvel imaginaire de l'inégalité qui hante notre univers d'individus.

Aux spécialistes du gouvernement des entreprises de trouver les mécanismes de contrôle qui font aujourd'hui défaut. Aux actionnaires de s'interroger sur les limites de l'acceptable et de l'inacceptable. Mais l'essentiel viendra d'ailleurs.

C'est la pression de l'opinion qui sera déterminante dans la durée. C'est elle qui activera le législateur, qui aiguillonnera les opérateurs, qui fera réfléchir les responsables, qui finira par changer le recrutement des personnes.

Car c'est une des dimensions fondamentales de nos sociétés économiques qui est en jeu. Cela ne se formalise pas aisément, mais nous pouvons tenir qu'il y a un degré où l'inégalité des rémunérations devient antiéconomique. Elle sape la confiance minimale indispensable au fonctionnement de ces communautés complexes de travail que sont les entreprises (et au fonctionnement de la société qui les environne). Où passe la frontière ?

Si on s'accommode de gagner dix fois moins que son patron (un Américain, lui, dira cent fois moins), en revanche, on ne s'accommode pas de gagner mille ou dix mille fois moins. Parce que ce chiffre revient à vous dire que vous ne valez rien en regard de ceux qui font tourner la boutique. Ces disparités font que vous n'êtes plus de la même planète : vous n'avez dès lors aucune raison de manifester la moindre bonne volonté ou de vous sentir quelque engagement que ce soit à leur égard. Or c'est de cette convergence relative que vit le capitalisme ; c'est ce qui fait son efficacité dans la durée.

On le savait intuitivement à la belle époque du capitalisme régulé (qui a été également, il ne faut pas l'oublier, l'âge d'or de la croissance). Nous allons devoir le redécouvrir explicitement. Poser la question de la juste rémunération des fonctions dirigeantes va nous y mener. Entre l'égalité chimérique et l'inégalité aberrante, il y a de la marge.

L’idéal égalitaire à l’épreuve

Arobase, 2003

Le problème de l’égalité offre vraiment le lieu de mesurer, de se poser la question du comment-faire face au problème qui se pose aujourd’hui dans l’école. L’école est un domaine d’action où l’impératif de répondre immédiatement aux situations est très fort. Donc le propos sur l’école et l’éducation en général est presque par nature prescriptif, normatif. On lui demande des applications. Et en réalité ce travail mobilise de grands problèmes qui sont ceux des fondements philosophiques de nos sociétés, dont il faut prendre avec le recul la mesure. Ce qui est spécialement difficile d’autant qu’il y a une sorte de mythologie inhérente au domaine éducatif. C’est le domaine dans la société où la volonté réformatrice ou transformatrice ou révolutionnaire, peu importe, paraît avoir son domaine d’application le plus évident. D’une certaine manière, c’est pourquoi dans certains pays comme la France, mais pas seulement, mais la France tout spécialement, c’est le domaine rêvé pour la gesticulation politique parce qu’apparemment, il suffit d’écrire sur un papier qu’on va faire comme ça, qu’on va tout changer et ça va suivre automatiquement. Evidemment, ce n’est pas comme cela que ça se passe et le problème de l’égalité en offre une remarquable démonstration.

Sur l’idéal égalitaire, je crois que, à part quelques malades attardés, tout le monde est d’accord. Mais à l’épreuve, nous nous trouvons devant des développements historiques de la question de l’égalité où au fur et à mesure que la réalisation du principe égalitaire avance, de nouvelles questions surgissent. Et on n’a pas affaire à une réalisation linéaire de l’égalité dans nos sociétés, et tout spécialement dans le domaine scolaire, mais au contraire à un développement de plus en plus problématique. Chaque avancée de l’égalité, il y en a eu de très considérables dans le domaine depuis un siècle, c’est même extraordinaire d’une certaine façon, chacune des ces avancées amène au jour des problèmes internes de la notion d’égalité auxquels on n’avait pas songé. Voilà l’esprit de notre travail, c’est de prendre le recul réflexif pour se demander quelles sont ces questions qui surgissent de l’avancée même de l’égalité et de l’idéal égalitaire.

Et tout simplement, je voudrais faire ressortir une des difficultés centrales qui sont inhérentes aujourd’hui à la mise en œuvre de l’idéal égalitaire. Historiquement, par rapport au domaine scolaire en particulier, le grand développement de l’idée d’égalité à la fin du dix-neuvième siècle et ça va dominer tout le vingtième siècle, c’est l’égalité des chances. C’est une nouvelle manière de lutter contre la fiction du droit formel qui a été proclamé par des révolutions libérales de la fin du dix-huitième siècle, égalité formelle qui ne permet absolument pas d’aboutir à un traitement équitable des individus dans le système scolaire. Donc il faut prendre en compte l’égalité des chances.

Mais, nous sommes aujourd’hui devant un nouveau développement de la question de l’égalité qui est lié au décalage entre le regard social sur l’égalité et la comparaison des positions des groupes sociaux d’appartenance à l’intérieur de quoi s’inscrit la problématique de l’égalité des chances et la considération individuelle de l’égalité. A partir du moment où on centre la question de l’égalité sur le destin des individus, on voit apparaître toute une série de tensions, dont l’une est plus importante que les autres, qui est directement au cœur des problèmes de l’école contemporaine.

En fait, on s’aperçoit que l’égalité, loin d’être un notion simple est une notion à deux faces entre lesquelles il y a tension. Au nom de l’égalité individuelle, il y a la réclamation d’une égalité de traitement entre les individus qui composent une classe et on va s’apercevoir tout de suite, mais ça c’est une autre problématique encore, que pour qu’il y ait une égalité de traitement, il faut qu’il y ait une inégalité dans les moyens. Difficulté de second rang. Mais d’autre part, quand on a cette idée d’une égalité de traitement qui pose la valeur semblable des individus dans leur singularité, on se trouve devant une nouvelle difficulté qui est une difficulté de fond, que parmi ces singularités, il y a les différences de «talents», de «compétences». En fait, tous les mots manquent pour désigner ce dont il s’agit et on est donc très en peine aujourd’hui, ce qui est significatif. Et apparaît à partir de là une tension liée à l’individualisation et à l’égale individualisation, puisque les très bons élèves, pour parler le langage le plus simple de l’institution, sont en droit, de par la prise en considération de leur singularité individuelle à égalité avec les autres, de réclamer, sinon eux du moins les parents pour eux très souvent, la maximisation de leur parcours et donc de bénéficier d’un environnement qui leur permette d’aller le plus loin possible dans l’exploitation de leurs compétences. Donc en fait, en mettant en œuvre l’idée d’égalité, on creuse à de certains égards les inégalités, on allume un facteur d’inégalisation à l’intérieur même de l’espace scolaire. Et ce n’est pas un accident, c’est véritablement lié au principe philosophique qui est à l’œuvre là-derrière: l’égale liberté des individus et l’égale valeur de leur singularité, qui réclame aussi bien d’un côté d’être aveugle d’une certaine manière à ces singularités – égalité de traitement, on prend tout le monde comme il est – et qui demande de l’autre côté au contraire l’expression de ces singularités avec le problème redoutable de la différenciation extrême de l’espace scolaire qui en résulte inéluctablement et qui va se trouver de surcroît, là c’est en dehors de l’institution que cela se passe, amplifiée par la société à l’intérieur de laquelle elle se passe. Là, c’est le terrain où l’on voit que l’un des principaux protagonistes qu’on oublie trop, bien qu’il soit omniprésent, c’est effectivement la lecture que les parents font de l’institution scolaire. Il y a les problèmes internes que les praticiens de l’éducation connaissent et il y a les problèmes externes et la manière dont la société et les acteurs de cette société, les parents en première ligne, pas uniquement eux mais principalement eux, la lecture qu’ils font de ces difficultés et les stratégies qu’ils déploient par rapport à ça. D’où la grande nécessité où nous sommes, et cet exemple le montre de façon privilégiée, de s’armer intellectuellement face au développement historique de ces aspects nouveaux de l’égalité dont l’école est un révélateur privilégié. D’une certaine façon, dans les sociétés égalitaires, l’institution qui est la plus interpellée par les problèmes d’égalité, c’est l’école. C’est ça dont il faut bien prendre conscience.

Au fond le problème de la philosophie politique de l’égalité, ça intéresse les spécialistes. Bien sûr, ça fait partie du débat civique, mais ce n’est pas un débat dont les principes sont consacrés qui mobilise véritablement les esprits. Mais en revanche, dans l’école, il est à tous les moments de la pratique et il est constitutif. D’où, je crois, la grande utilité, de reposer de manière aussi clarificatrice, explicitatrice et rigoureuse que possible le problème de ces notions dont on ne peut absolument pas faire comme si on savait ce qu’elles veulent dire. La vérité est que le développement historique, le mouvement des sociétés, mettent à nu des difficultés auxquelles on n’avait pas pensé, et il faut les affronter à un moment donné intellectuellement pour pouvoir y faire face pratiquement.

Nous sommes sous le coup de l’oublie de ce qui fonde notre liberté

Résonance, Radio France internationale, 04-12-2005

Benoît Ruelle : Né en 1946, directeur d’étude à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, rédacteur en chef de la revue Le Débat ( revue dirigée par Pierre Nora et éditée par Gallimard), Marcel Gauchet est sans conteste l’un de nos philosophes le plus conséquent. Tout en publiant d’important essais ( par exemple La condition historique ou Le désenchantement du monde), mon invité a publié au cours des trente dernières années des études qui témoignent de la constance de ses engagements, de ses interrogations et de ses recherches. Ces études viennent de sortir chez Gallimard dans la collection « Tel ». Titre de ce recueil imposant, rien moins que 550 pages : La condition politique.

S’agissant d’études dont la rédaction s’est étalée sur trente ans on ne s’étonnera pas d’y relever quelques flottement dans la conceptualisation, la véritable recherche va en effet de pair avec le tâtonnement. On s’en étonnera d’autant moins que les premières ont été conçues alors que le monde était divisé en blocs et que la question du totalitarisme continuait d’occuper les esprits tandis que les dernières sont contemporaines d’une disqualification certaine du politique. Bref, en trente ans, il a fallu apprendre à penser à l’épreuve de la disparition annoncée du politique ou de son occultation bien réelle en reconsidérant sa trajectoire moderne. C’est précisément autour de ce travail de réexamen que tournent la plupart des textes rassemblés dans La condition politique. Si j’ai invité Marcel Gauchet à venir nous les présenter c’est parce que je pense, comme il le suggère trop modestement lui-même, que la lecture de ces études est un moment essentiel pour envisager dans toutes ses dimensions la théorie de l’être-ensemble ou si vous voulez du vivre ensemble, qu’appelle l’époque.

Comment devons-nous comprendre ce titre, La condition politique? La condition politique comme la condition humaine ?

Marcel Gauchet : Comme la condition humaine. Nous sommes dans un moment de grande perplexité puisque le mouvement du monde et l’idéologie la plus prégnante qui l’anime tend à nous faire croire que nous sommes à la veille de la disparition de la politique au profit de l’économie. Tout au plus restera-t-il une gouvernance par lequel une sorte de marché politique viendra compléter le marché économique. C’est le moment pour se souvenir de ce que veux dire la condition politique, inséparable de l’existence en société et- il est d’autant plus important de se le dire aujourd’hui- condition d’existence de la démocratie. Sans politique pas de démocratie. On peut avoir un marché politique avec des individus relativement libres. Quand il fonctionne bien on n’empiète pas sur les droits des individus. Mais ce n’est plus de la démocratie.

B.R. : Si on vous lit bien, vous vous confiez dans cet essai- particulièrement dans votre introduction, ce qui est assez rare, vous en conviendrez Marcel Gauchet. Vous nous dîtes par exemple que cette question du politique s’est imposée à vous, comme à beaucoup de gens de votre génération, sous les traits de la question des limites du marxisme. Mais la généalogie de votre prise de conscience doit également beaucoup à l’ethnologie. C’est ce que vous racontez. Ainsi, vous évoquez votre rencontre avec la pensée fulgurante de Pierre Clastres et qui vous amène à réfléchir sur la « leçon des sauvages ». Dites-nous en un peu plus.

M.G. : On a oublié aujourd’hui - et je le regrette beaucoup- les leçons de l’ethnologie qui ont été pour une ou deux générations l’un des plus extraordinaires décentrements de la pensée et de l’histoire de la pensée. Je crois que s’il y a quelques chose à regretter de la transformation intellectuelle de ces dernières années, c’est la quasi-disparition de cette réflexion ethnologique. Comment des sociétés pleinement humaines ont-elles pu s’organiser de manière à ce point différent des notre ? Dans ma jeunesse et au moment des travaux de Pierre Clastres, on était encore sous le choc de la crise de conscience anti-coloniale qui avait amené à une reconsidération totale de l’histoire humaine. La question se posait pour nous en fonction de l’état de nos sociétés, donc des problèmes que posait le marxisme, vous y faisiez allusion, mais l’ethnologie nous offrait un territoire vierge. Cette réflexion ethnologique scientifique ne date que du début du vingtième siècle. Auparavant, il y a des choses intéressantes mais qui n’ont rien à voir avec ce que devient la science ethnologique de terrain. On va voir ces gens et on essaye de les comprendre de leurs points de vue aux antipodes du notre. C’est à ce moment là que s’ouvre la réflexion sur ce monde des sociétés d’avant l’Etat et je crois que celui qui l’a poussée le plus loin est en effet Pierre Clastres.

B.R. : Vous évoquez le coup de génie de Clastres comme si ce dernier vous avait offert la pierre philosophale. Quel est ce coup de génie ? Est-ce que c’est précisément l’explication d’une société à partir de l’absence apparente de politique- autrement dit, une politique de l’absence apparente de politique ?

M.G. : Depuis qu’on a rencontré ces sociétés, en particulier amérindiennes puisque c’est celles dont parlaient Pierre Clastres, les observateurs européens, depuis le XVIe siècle, étaient déconcertés. Voilà des sociétés sans roi ni foi ni loi comme disent les missionnaires qui les observent les premiers. Des sociétés d’avant la politique. Alors au XIXe siècle on va construire à partir de là tout un roman : ce sont des sauvages qui ne sont pas encore arrivés au stade de la politique. C’est cette vision évolutionniste naïve que Clastres nous apprend à renverser complètement. Il nous montre que ce sont des sociétés pleinement politiques qui appartiennent à l’humanité politique, à la condition politique sauf que le politique - au lieu de fonctionner comme dans nos sociétés d’une manière ostensible avec tout un appareil d’autorité- est dissimulé dans un fonctionnement que Clastres va appeler celui de la « société contre l’Etat ». Toute la manière de s’organiser de la collectivité est faite pour empêcher l’émergence d’une autorité séparée.

B.R. : C’est là qu’on en revient à votre pensée fondamentale, puisque vous dîtes qu’au fond si le politique est caché c’est parce que sa place est occupée, voire neutralisée, par le religieux.

M.G. : Oui. En tout cas ce que j’ai cru pouvoir tirer comme conclusion de ce que m’avait permis de comprendre Pierre Clastres c’est qu’on comprend dans cette société non seulement une forme de la politique complètement étrangère à notre manière de raisonner mais aussi le pourquoi de la place immense de la religion dans l’histoire humaine. Cette place est une place politique car dans ces sociétés c’est le religieux- très différent là aussi dans sa manière de se présenter de ce à quoi nous sommes habitués- qui vient à la place du politique et le rend en quelques sortes inutile. On obéit aux dieux- ou plus exactement aux ancêtres- et on n’obéit pas aux hommes.

B.R. : Au passage vous contester évidemment l’idée que la religion aurait été inventée uniquement pour légitimer l’ordre social ou l’obéissance politique.

M.G. : Oui. Je crois que c’est une image très superficielle, très naïve- qui n’est pas sans une certaine véracité historique dans des périodes déterminées. Mais il est bien entendu que la religion est un phénomène anthropologiquement infiniment plus profond que les besoins de l’ordre social. Si ça n’était que cela, il n’occuperait pas la quasi-totalité de l’histoire humaine car dans le temps humain le temps extra-religieux qui est le nôtre dans les sociétés contemporaines c’est 1% peut-être même moins du temps humain. Il faut savoir reconnaître dans la religion un phénomène plus profond que ce que nous avons pu en observer en Occident récemment.

B.R. : Si je résume toutes ces études qui sont rassemblées dans ce recueil intitulé La condition politique, est-ce qu’on peut dire au fond que ce que vous nous expliquez c’est que ce recouvrement du politique par la religion puis son émancipation ?

M.G. : Oui. C’est une autre façon de regarder l’histoire humaine dans la longue durée. L’histoire humaine c’est des millénaires de religion sans Etat et puis cet événement extraordinaire vers – 3000 av. J.C. qu’est le surgissement de l’Etat, c’est-à-dire l’avènement du politique dans la forme où nous le connaissons aujourd’hui. Cela définit à peu prêt 5000 ans d’histoire. C’est en fait à l’intérieur de cette séquence courte que nous avons construit toutes nos conceptions de l’histoire et de l’humanité en négligeant ce qui a été la partie la plus importante de l’existence de nos ancêtres. Deuxième événement tout aussi extraordinaire, récent celui-là, autour du XVIe siècle : l’émergence d’une forme tout à fait particulière d’Etat, qu’on peut appeler l’Etat moderne et qui va se révéler dans la durée l’Etat démocratique. Nous sommes en train de vivre aujourd’hui et depuis très peu de temps, une trentaine d’années, un moment prodigieux qui est une métamorphose de cet Etat moderne qui de nouveau nous le cache. Non pas, dans ce cas, parce qu’il est recouvert par la religion mais il est simplement estompé, passé au deuxième plan derrière la toute puissance d’une divinité nouvelle qui n’est plus la politique mais l’économie.

B.R. : C’est comme cela que vous expliquez à la fois l’illusion de la toute puissance du politique et puis son extinction. Encore que vous dîtes qu’il n’y a pas une extinction réelle, que c’est un mirage d’extinction.

M.G. : Oui, je crois. Si on y réfléchit : quelle est l’instance dans les sociétés européennes qui les fait fonctionner ? Elle est théoriquement dévolue à l’économie mai c’est bel et bien à l’Etat qu’est dévolu ce rôle. Sauf qu’en effet, la nouveauté c’est que l’Etat ne commande plus. Il n’est plus sous le signe de la toute puissance mais il est l’infrastructure. Il est même la véritable infrastructure qui permet à la société de se déployer et au marché économique de fonctionner. Enlever l’Etat et vous verrez ce qui reste du marché. A mon avis, pas grand chose.

B.R. : Au passage vous rappelez que la société est consacrée de l’individu des droits de l’homme et d’une consécration bien solidaire, sans doute, mais dangereuse.

M.G. : C’est d’abord une consécration qui repose sur le haut niveau de protection dont chacun de ces individus peut bénéficier. Il n’existerait sans cela. Par ailleurs, elle emporte en effet une illusion. Le grand danger de cette émancipation en faveur de laquelle on ne peut qu’être, c’est celui d’oublier ce qui permet à ces individus d’être libre. Nous sommes sous le coup de l’oublie de ce qui fonde notre liberté et je crois que nous pourrions nous réveiller de cette illusion très douloureusement.

B.R. : Plusieurs contributions dans ce recueil sont écrites après le 11 septembre 2001. Vous dîtes que « le politique est à repenser sans la guerre ». Vous évoquez également de beaux portraits philosophiques, notamment ceux de Benjamin Constant et d’Alexis de Tocqueville. Est-ce que je dois comprendre à propos de Tocqueville que sa pensée est toujours opérante ?

M.G. : Tocqueville a incontestablement saisi un des aspects fondamentaux du devenir des sociétés contemporaines : ce qu’il appelle la « dynamique de l’égalité » qui est infiniment plus et autre chose que l’égalité formelle bien sûr mais infiniment plus aussi autre que l’égalité réelle.

B.R. : Vous dîtes que pour Tocqueville l’inégalité ce n’est pas seulement que « l’un est plus que l’autre » mais c’est quand il existe une démarcation au niveau même de l’être intime.

M.G. : Oui. Toutes les sociétés humaines jusqu’à la notre ont été des sociétés de l’inégalité quand bien même elles ne comportaient pas de grandes disparités de fortune. Elles étaient des sociétés de l’inégalité, par exemple, au combien entre les hommes et les femmes. Le monde de l’égalité que Tocqueville le premier nous a appris à discerner, c’est le monde de la ressemblance d’essence des personnes au-delà de leurs différences. Evidemment que les hommes et les femmes sont différents biologiquement et anatomiquement. « Ca se voit » comme dirait tout simplement le bon peuple à juste titre. Mais cette différence-là dans l’égalité n’empêche pas la similitude d’essence. On passe au-delà. C’est cela l’égalité moderne et cela a des conséquences immenses.

B.R. : Précisément, la question au fond que vous posez à travers toutes ces pages est la suivante : qu’est-ce qui tient les hommes ensemble ? Comment le philosophe et responsable de revue explique-t-il par exemple l’embrasement des banlieues que la France vient de vivre ? d’autant qu’on vient de parler de cette égalité imaginaire qui oblitère l’inégalité réelle.

M.G. : C’est un phénomène complexe que je ne prétendrais pas expliquer en trois phrases à coup de démagogie simpliste comme malheureusement le sujet l’appelle trop souvent. Néanmoins c’est très certainement un avatar de notre monde de l’égalité car autant il faut souligner l’écart qui sépare l’égalité vraie des modernes- qui est l’égalité tocquevillienne c’est-à-dire une égalité d’essence entre les êtres- de l’égalité réelle économique, autant cette égalité imaginaire- comme Tocqueville l’appelle, ce qui ne veux pas dire qu’elle n’a pas des effets réels- comporte des conséquences économiques.

Essayons de retrouver ce qu’il y a de profondément positif dans le fait d’émigrer et d’immigrer. Les immigrés viennent en France pour une promesse de vie meilleure, pour un accomplissement qui n’est pas que de travail et de bien-être mais qui est aussi politique dans le meilleur sens du mot : ils recherchent la liberté et l’égalité par rapport à leurs sociétés d’origine qui sont fort peu égalitaires.

En même temps, ils bénéficient incontestablement d’une partie de cette égalité et tous le reconnaissent. Mais évidemment qu’elle comporte des conséquences économique, surtout chez les plus jeunes pour qui ce sens est exacerbé au travers de l’éducation qu’ils ont reçue à l’école et c’est une réussite de l’école. Cet égalité imaginaire rencontre les grandes difficultés que l’état de l’économie et en particulier le capitalisme actuel nous impose en fait d’inégalités réelles. Il y a un télescopage dont le lieu n’est pas très difficile à comprendre.

B.R. : Une phrase de Tocqueville nous interroge un peu. Il confie qu’il doute que l’homme puisse jamais supporter une complète indépendance politique et une entière liberté politique. C’est une confession que vous reprenez à votre compte ?

M.G. : Non, je ne la reprendrais pas. Je crois qu’il se trompe sur ce point mais il touche à quelque chose de vrai que nous devons reformuler autrement. Pour avoir une véritable indépendance politique, elle est possible, cela suppose de prendre sur soi d’accepter d’assumer les conditions du lien qui font qu’il y a une collectivité.

Le politique est devenu l’inconscient de nos sociétés

Extrait d’un entretien accordé par Marcel Gauchet à l’hebdomadaire France catholique (19/05/2006, n°3025)

Comment analyser la période qui commence vers 1973-1974 avec la crise économique ?

Marcel Gauchet: Nous avons tourné le dos aux religions séculières. Elles ont disparu ! Nous sommes aux antipodes de la croyance en un salut par le politique : c’est le retour des sociétés civiles, des marchés, des individus, de l’idée d’ordre spontané. Le marché est devenu un modèle général, économique mais aussi politique, qui produit de la cohésion à partir d’entités disjointes qui s’autorégulent. C’est ce que traduit la notion de « gouvernance ». Dans les partis de gouvernement comme à l’extrême gauche, on nous annonce quotidiennement la disparition de l’Etat-nation. Telle est bien l’idée qui est la plus répandue ! la confusion des esprits vient du contraste saisissant entre les phénomènes massifs qui ont dominé la scène pendant soixante ans et ce qui se produit sous nos yeux. Comme nous avons totalement changé d’ « horizon indépassable » (hier le communisme, aujourd’hui le libéralisme) il nous est difficile d’adapter notre vision.

Est-il malgré tout possible de comprendre la mutation que nous sommes en train de vivre ?

M.G. : Oui, à condition de prêter attention aux continuités cachées sous les ruptures apparentes. En réalité, le processus qui conduit à l’affirmation croissante du pouvoir politique continue de se dérouler, mais il revêt un visage nouveau. Le politique est passé, complètement cette fois, du côté de l’infrastructure. Malgré les apparences, le politique achève de prendre la relève et devient l’instance structurante du collectif. Cela se manifeste par une extraordinaire émancipation des sociétés, des individus, de l’économie- de tout le contenu de la vie collective. Or cette émancipation n’est possible que parce qu’il existe « par en dessous » une structure porteuse. Ce qui a permis l’expansion du libéralisme sous sa forme actuelle, c e sont les ressources d’organisation accumulées entre 1945 et 1975. Pendant les « trente glorieuses », le retour du politique est domestiqué dans la construction de l’Etat démocratique de protection et de régulation. Entre 1958 et 1962, en France, cet Etat rompt avec le régime d’Assemblée qui provoquait un fort sentiment de dépossession dans la population. Il se vérifiera que le primat de l’exécutif était plus démocratique que le primat du législatif. Ce qui autorise l’expansion du libéralisme et de la libéralisation dans le monde où nous sommes, c’est donc ce capital structurel d’organisation politique qui s’est défini sur une période pendant laquelle l’Etat moderne atteint sa vérité fonctionnelle. On peut dire que le politique change de nature, que l’Etat-nation change de nature : ils sont en train de perdre ce qu’ils devaient à la religion, ce qui continuait de s’infuser comme sacralité dans l’autorité de l’Etat, comme piété dans l’appartenance collective. Les Etats perdent leur capacité de surplomb et d’obligation à l’égard de leurs membres. Le grand problème c’est que ce mouvement de libéralisation se fait en toute inconscience de la condition politique qui le rend possible. L’Etat-nation est devenu l’infrastructure du fonctionnement de nos sociétés- le politique est devenu l’infrastructure de l’économie qui, elle, n’est pas du tout une infrastructure. On peut même aller jusqu’à dire que le politique est devenu l’inconscient de nos sociétés, ce qui leur permet de fonctionner sans qu’elles s’en rendent compte. Cet aveuglement a de graves conséquences : nous sommes en train de commencer à détruire allègrement le capital structurel qui permet la libéralisation !

Des sociétés peuvent-elles fonctionner sans conscience de ce sur quoi elles reposent ?

M.G.: C’est le dilemme de la période présente. Le politique était depuis cinq mille ans ce qui ordonne- ce qui commande et ce qui met en ordre- et il est aujourd’hui ce qui permet, ce qui porte. En fait, il est resté dans sa définition la plus profonde ce qu’il est depuis toujours : médiateur. Quand l’Etat-nation ordonnait, il ne le faisait pas en son propre nom, mais au nom de plus haut que lui : il était médiateur entre Dieu et les hommes. Il reste aujourd’hui médiateur, mais ce médiateur s’exerce entre les collectivités et elles-mêmes. En effet, une collectivité immédiate n’est pas possible : il n’y a de collectivité que par le détour d’un pouvoir, par la constitution d’appartenances qui nous mettent en relation avec les autres collectivités : la nation, c’est ce qui sépare, mais c’est surtout ce qui relie des collectivités, ce qui permet à des collectivités de coexister avec d’autres. A l’heure de la mondialisation, imaginez un univers peuplé d’individus privés de toute médiation politique : ils resteraient dans l’isolement. Concrètement, l’Europe, c’est la pluralité des nations et la possibilité de la coexistence entre elles : ce sont les nations qui ont permis la construction politique de l’Europe. Telles sont les raisons qui me font penser que nous sommes plus que jamais dans des collectivités qui dépendent du politique- alors qu’elles tendent à l’ignorer. Telle est la tendance idéologique de nos sociétés. Jusqu’à quel point peuvent-elles pousser cette ignorance ? je crois que nous touchons à la limite.

Comment retrouver, au-delà de l’illusion de l’autorégulation, une organisation qui permette de libres relations dans la société ?

M.G. : Dans les sociétés anciennes, la liberté est impensable parce que les individus ont la responsabilité du lien qui les tient ensemble : ils doivent prendre sur eux l’entretien du lien social. C’est une contrainte formidable. Avec le politique moderne, nous délestons les individus de la charge du lien collectif en le transférant sur une instance du lien : le politique, l’Etat-nation qui lie les individus en leur laissant la liberté de ne plus savoir qu’ils sont en société. A l’intérieur de l’espace politique qui prend en charge la coexistence, ils peuvent nouer des liens privés selon leur bon vouloir, en totale innocence et en totale irresponsabilité. Nous sommes au point le plus avancé de ce mouvement. Nous sommes libres comme nous ne l’avons jamais été mais la démocratie dépérit parce que l’autorégulation dispense de la délibération et parce que, je le répète, nous voyons se déliter ce qui nous tient ensemble. C’est notre contradiction. La question, et la tâche, vont être de réinjecter le sens de la communauté politique dans la liberté.

Quand la science se fait religion

Le Nouvel Observateur, 23/12/2004, n°2094

Entretien avec Marcel Gauchet, philosophe et historien. Alors que les « Lumières » étaient «beaucoup plus politiques que scientifiques », le XIXe siècle est celui des découvertes scientifiques majeures (thermodynamique, théorie de l’évolution…). La science a alors eu tendance à vouloir prendre la place de la religion et chasser la métaphysique. Le XXe siècle va montrer, avec Bergson, Husserl et Heidegger que la science ne peut tout expliquer ni proposer une morale. Pour Marcel Gauchet, Dieu n’est pas mort. « Ce qui est définitivement mort en Europe, c’est le christianisme sociologique. Mais le religieux, lui, "bouge encore". »

Le Nouvel Observateur : La science galiléenne naît au début du XVIIe siècle, et cela va poser immédiatement de sérieux problèmes religieux… A l’époque des Lumières, où en est-on de cet affrontement entre science et religion?

Marcel Gauchet : Les Lumières sont beaucoup plus politiques que scientifiques. Au XVIIIe siècle, ce n’est pas tant la science qui est mise en avant pour s’opposer aux prétentions de la religion que, bien plus décisivement, la recherche d’un fondement indépendant pour l’ordre politique. Attention, ça ne veut pas dire que les Lumières ne feront pas de la science l’emblème des pouvoirs de la raison humaine ! Mais leur vrai problème n’est pas là. Non, c’est vraiment à la toute fin du XIXe que le conflit devient frontal entre l’homme de science et les curés.

N. O. : Que se passe-t-il ? Pourquoi cette cohabitation devient-elle alors impossible ?

M. Gauchet : Les parages de 1848 marquent un vrai tournant. En dix ans, on va avoir toute une série de percées scientifiques majeures. La thermodynamique, en 1847. Ou encore la théorie de l’évolution, avec en 1859 la publication de « l’Origine des espèces » de Darwin.

A ce moment-là se construit l’idée que l’explication matérialiste de la nature est capable de prendre entièrement la place de la religion. L’ambition de la science est alors de proposer une théorie générale des phénomènes naturels. Une explication à la fois complète, unifiée et ultime des secrets de la nature. Alors que pour Descartes ou Leibniz la physique appelle encore une métaphysique, au xixe siècle la science prétend chasser la métaphysique.

N. O. : Peut-on parler dès lors d’un empire total de la science sur l’explication du monde ?

M. Gauchet : Cela en donne l’impression, du moins pendant cinquante ans. Imaginez le choc qu’a représenté la seule théorie de l’évolution des espèces ! Avec la physique galiléenne, on n’osait même pas s’interroger sur l’origine de l’homme. Darwin, lui, vient directement contredire le récit biblique de la Genèse. La théorie de l’évolution, c’est le contraire exact de la théorie de la création. La science franchit un cap supplémentaire. Elle croit vraiment être en mesure de donner les lois ultimes du fonctionnement de l’ensemble. Un des auteurs les plus étonnants à cet égard est l’Allemand Eckel, l’inventeur du mot « écologie », qui va créer une religion de la Science. Dans la mesure où l’on a résolu les énigmes de l’Univers, on est capable de déduire une morale de la science, de définir scientifiquement les règles de la conduite humaine à partir de l’organisation de l’Univers. Son Eglise de la Science attirera beaucoup d’adeptes en Allemagne, de la fin du xixe au début du xxe siècle.

N. O. : N’est-ce pas déjà ce qu’essayait de faire Auguste Comte en France ?

M. Gauchet. – C’est assez différent. La religion d’Auguste Comte n’est pas une religion de la Science, mais une religion de l’Humanité. Auguste Comte reste tributaire d’un état de la science antérieur à ces percées extraordinaires de la physique et de la biologie. La grande expression théorique de cette seconde moitié du xixe siècle, on la doit plutôt à Herbert Spencer, un auteur assez oublié aujourd’hui, dont on n’imagine pas l’impact. Sa philosophie, extrêmement populaire, s’appelait « philosophie synthétique », parce que justement elle allait de l’émergence de la matière et des étoiles jusqu’à la sociologie. C’est le moment extraordinaire de la science.

N. O. : Oui, mais aussi puissante que soit alors la science, est-elle vraiment la seule responsable de l’agonie de l’idée de Dieu ? Et par quels canaux ces idées réservées à une élite vont-elles progressivement entamer les croyances religieuses populaires ?

M. Gauchet. : Vous avez raison, la mise en question de l’idée de Dieu ne procède pas que de la science. L’émancipation vis-à-vis de la religion vient aussi de l’idée de droits de l’homme, qui conteste décisivement les droits de Dieu. Le pouvoir ne vient plus d’en haut, mais d’une légitimité qui appartient aux individus. L’autre grand phénomène qui, en dehors de la science, confirme cette émancipation au xixe siècle, c’est l’histoire : l’idée que les hommes créent eux-mêmes leur monde. Ils n’obéissent pas à une loi transcendante, ils travaillent, ils produisent, ils édifient une civilisation qui est leur œuvre. Nul besoin de Dieu pour cela. Et puis, tout de même, par la scolarisation de masse, l’industrialisation et la médecine, la science descend pour de bon dans la vie des gens. La République célèbre d’ailleurs ses scientifiques. Pasteur, Marcelin Berthelot… En 1878, Claude Bernard aura même droit à des funérailles nationales. Cette hégémonie se poursuit jusqu’aux années 1880, où le modèle de la science va commencer à s’effriter. On se met alors à parler clairement d’une crise de la science.

N. O. – Qu’est-ce qui va provoquer cette mise en question du pouvoir de la science à la fin du XIXe ?

M. Gauchet. : Le mathématicien Poincaré est alors le meilleur observateur de cette crise. Il y a en fait un fossé entre la pensée et le réel, souligne-t-il dans « la Science et l’Hypothèse ». Les modèles scientifiques ne fournissent qu’une approche du réel. Et contrairement à ce que l’on pensait, les grandes conquêtes de la science ne convergent pas vers un modèle homogène et unifié. On s’aperçoit par exemple que le psychique n’est pas réductible au physiologique, qu’il y a un abîme entre les deux. C’est ça, la vraie découverte de Freud à travers la psychanalyse. A partir de là, l’idée que la science peut proposer une morale s’écroule majestueusement. C’est comme cela que la métaphysique revient peu à peu, et que Dieu retrouve quelques couleurs.

N. O. : La science du XIXe aura donc raté son crime contre Dieu…

M. Gauchet. : Il n’y a pas de mort de Dieu, il est increvable, il est immortel ! En tout cas dans la tête des individus. Et les contradictions innombrables qu’on a voulu lui opposer n’ont jamais été déterminantes. Ce qui fait qu’on a plutôt un déclin, un dépérissement qu’une disparition. Et on le comprend un peu à partir de cette crise de la science. Aujourd’hui encore cette crise est l’irréversible de notre monde. On n’attend plus de la science qu’elle nous dise le dernier mot sur les choses. La science ne démontre ni l’existence ni l’inexistence de Dieu, ce n’est tout simplement pas son rayon.

N. O. : Quelle va être la traduction religieuse ou philosophique de cette crise de confiance dans la science?

M. Gauchet. – A partir de cette crise se construit un véritable projet philosophique de battre la science sur son propre terrain, pas forcément directement dans une perspective religieuse, mais au moins dans un sens spiritualiste. Le premier à faire ça, c’est Bergson. La science ne connaît que la surface des choses, avance-t-il. Seule une connaissance d’un autre type – intuitive, directe – nous donne les moyens d’aller à l’intérieur des choses : la connaissance de la durée, qui nous amène au centre de l’élan vital, à l’esprit du cosmos. Le deuxième sera Husserl. Son idée est que, sous la science, on trouve la Philosophie comme science rigoureuse, « science des sciences ». Celle-ci donne ainsi accès à un ordre de réalité que la science ne peut atteindre. Et le dernier, qui est aussi le plus grand, Heidegger. Sa pensée est une tentative pour dire que la science ne connaît que l’Etant, c’est-à-dire rien, et qu’elle ignore la seule vraie question : la question de l’Etre. L’Etre, ce n’est pas Dieu, d’accord, mais aucun théologien n’a eu de peine à traduire ça dans son langage ! Heidegger est en fait le plus grand théologien laïque du xxe siècle. Et c’est surtout l’homme qui a donné le discours permettant de réfuter les prétentions de la science. La science connaît tout, sauf ce qui est important.

N. O. : La puissance de la science cohabite aujourd’hui avec un fort regain d’intérêt pour tout ce qui touche de près ou de loin au domaine du sacré... Comment l’interprétez-vous ?

M. Gauchet. – L’hégémonie de la science est devenue abusive et inquiétante. Elle était très sympathique tout le temps où elle a servi à combattre les curés. Désormais, elle fait peur. La science n’est plus émancipatrice, comme elle l’était aux siècles précédents, face aux « ténèbres de l’obscurantisme ». Elle est oppressive. C’est même l’unique pouvoir intellectuel. Tous les autres ne sont que des farceurs à côté d’elle. Dans ce contexte de méfiance, beaucoup sont donc tentés par une explication occulte, métaphysique et éventuellement religieuse des choses. Ce qui est définitivement mort en Europe, c’est le christianisme sociologique. Mais le religieux, lui, « bouge encore ».

Propos recueillis par Aude Lancelin et Marie Lemonnier

La Morale ne peut être que contractuelle

Le Point, 03-12-1996, n°1220
LE POINT: Jamais on n'a autant parlé de la morale...
MARCEL GAUCHET : Il y a une inflexion indiscutable, spectaculaire même, si l'on songe à l'extraordinaire poids qu'a eu le discours de dénonciation de la morale depuis, disons, la coupure conventionnelle de Mai 68. C'est l'un des signes de l'épuisement du cycle soixante-huitard auquel on assiste aujourd'hui.

De quand date cette inflexion ?

M. G. : Elle remonte assez loin et il faut la comprendre dans un ensemble. Le discours moral est la dernière chose à revenir, après bien d'autres dont il est en réalité solidaire. Je pense, en particulier, à la réhabilitation, qui s'effectue au cours des années 80, d'une autre notion fortement contestée, le droit. Cela dit, l'idée que le droit n'était pas une pure et simple manipulation de la classe dominante avec des flics déguisés en juges est beaucoup mieux passée, sans doute à cause de la technicité du droit, de sa neutralité du point de vue des valeurs. Le discours moral a plus de difficulté à s'imposer. Pour prendre des symboles, le droit n'avait contre lui que Marx; la morale, elle, a Nietzsche et Freud tous ensemble contre elle. C'est-à-dire non seulement la critique de la société bourgeoise, mais la dénonciation du christianisme et le rejet de l'ordre répressif de la civilisation. La remise en cause va très loin, et on comprend qu'elle soit difficile. Ce qui est en jeu dans le chambardement actuel, c'est la fin du grand projet de rupture qui domine la culture depuis un siècle.

Comment une telle mutation est-elle possible ?

M. G. : Elle passe par la redécouverte de la fonction de la morale dans la société, En gros, toute la critique de la morale reposait sur l'illusion qu'on savait très bien à quoi servait la morale: c'était une forme de l'ordre social, le moyen hypocrite d'exercer une domination, un instrument de normalisation des individus. Pendant longtemps, on a vécu sur cette idée simpliste qui légitimait ipso facto la critique. Aujourd'hui, on s'aperçoit que la morale répond à un tout autre problème, qui est celui de la coexistence avec. l'autre. C'est à ce titre qu'elle remplit une fonction centrale dans la vie collective.

Ce phénomène est-il mondial?

M. G. : Il est beaucoup plus marqué chez nous, parce que la morale a eu en France un rôle historique très fort qui a entraîné une dénonciation d'autant plus vigoureuse. Pour le comprendre, il faut se souvenir que la République qui s'est établie dans les années 1870-1880 avait à relever un défi religieux. Comment faire respecter les lois et les règles dans une société sans Dieu? Elle a répondu sur le terrain de la morale, et de la morale scolaire: la République, c'était l'école, et l'école, c'était la morale. Une morale indépendante de la foi, mais aussi solide qu'une morale garantie par la foi.

La morale est donc partout...

M. G. : Elle est au cœur des relations interpersonnelles, au cœur même de la vie publique, parce que le droit ne règle pas tout. Quand il n'y a plus de règles spontanément intériorisées par les personnes, qui font que vous savez à peu près, sans vous poser la question, à quoi vous attendre de la part de l'autre, la rencontre avec cet autre devient très angoissante. Une société vivable suppose que le comportement d'autrui soit prévisible, que les relations entre les gens soient susceptibles spontanément, sans négociation, de réciprocité positive ; au plus modeste niveau, c'est la politesse, la civilité. On est en train de s'en apercevoir dans une société où l'école qui se défait laisse se recréer une véritable plèbe totalement incivile. La fracture sociale, c'est aussi cela, au niveau le plus quotidien, une fracture entre les gens qui savent vivre en société et ceux qui ne le savent plus, ou mal, avec le handicap en termes d'intégration que cela représente.

Les philosophes ont-ils joué un rôle déterminant dans cette prise de conscience ?

M. G. : Sûrement. Mais ce n'est pas parce que les gens ont lu les philosophes qu'ils se sont aperçus qu'il y avait un problème. C’est parce qu'ils percevaient l'existence du problème qu'ils ont lu les philosophes. Les mieux placés pour se poser la question étant ceux qui ont été le plus loin dans le refus des contraintes, Il y a dans le retournement actuel un très fort aspect générationnel: la génération de l'immoralisme est en train de devenir la génération moralisatrice parce que son expérience d'émancipation de la morale a été un échec. Cette génération s’est trouvée confrontée à d'énormes difficultés dans sa vie privée (comment élever les enfants, par exemple) et dans sa vie publique. Elle évolue.

Pouvez-vous donner des exemples ?

M. G. : On pourrait les multiplier à des niveaux très différents. Prenons-en un seul, celui du fonctionnement de l'Etat. Vous pouvez poser toutes les règles juridiques que vous vous voulez, même en supposant qu' elles soient respectées, un Etat ne peut marcher que grâce à la moralité de ses fonctionnaires. S'ils préfèrent systématiquement les intérêts de leur carrière à l'intérêt public – et aucun texte, encore une fois, ne peut les en empêcher - rien ne va plus. Les années Mitterrand en ont, donné 1a brillante démonstration. Je ne parle pas de la corruption. Je parle d'un mal plus profond et insidieux qui a été l’abandon de l'esprit de service public de la part de la haute administration.

De la fortune du discours sur la morale, peut-on inférer, qu il y a un retour de la morale ?

M. G. : Une chose est de parler de la morale, autre chose est de la mettre en pratique! De ce point de vue, il n y a pas plus de " retour de la morale " que de "retour du religieux ". Nous sommes dans, une société, qui redécouvre qu'elle a besoin d’une morale. Mais le problème est que cette morale ne peut pas ressembler à l'ancienne. Impossible de se contenter de revenir en arrière. Elle est à réinventer. Elle ne peut plus tomber d'en haut, qu'elle soit dictée par Dieu ou imposée par une autorité collective. Elle ne peut être fondée que sur l'accord entre les individus En un mot, ne peut être que contractuelle. Si l'on songe qu'il a fallu deux siècles pour inventer et imposer, en politique l'idée de contrat social et deux siècles pour la faire entrer vraiment dans les faits, je crois que cette réinvention prendra du temps. C'est d'une sorte de gigantesque renégociation de toute la règle du jeu entre les personnes qu’il s'agit.

Dans un, article de la revue Le Débat vous avez dénoncé le «moralisme new-look», où la «vertu devient une marchandise ».Qu'entendiez-vous par là?

M. G. : Autant il y a un vrai problème de la mora1e, autant il y a un mensonge et une imposture du moralisme lorsqu'on prétend traiter par la morale des problèmes sociaux, politiques ou , internationaux qui n’en relèvent manifestement pas. Cette mystification perverse a été l'un des traits remarquables des années 80.

Par exemple ?

M. G. : L'usage qui a été fait, par les socialistes d'une dénonciation vertueuse du front National qui était en vérité une exploitation cynique de sa montée. Voilà des gens qui ont mené une opération: politicienne (diviser la droite, laminer sa victoire en 1986 et remobiliser le peuple de gauche) en s’habillant de morale pour dissimuler l'état de décomposition où ils étaient arrivés. Cela non seulement sans s'attaquer aux causes du vote Front national, mais en interdisant de s'interroger sur elles. Je range dans le même sac l'interventionnisme humanitaire, qui, à coups de bons sentiments, a servi à masquer au plan international l'indifférence, l'immobilisme intéressé ou le refus de faire des choix. Il est vrai que les bons sentiments se " vendent " naturellement bien et que, sur ce terrain-là, personne osera vous contredire. La position est imprenable. Reste que ce détournement de la morale ne résout rien, ne peut qu'aggraver des problèmes qu’il faudrait traiter autrement, et crée une confusion fantastique dans les esprits. Dois-je ajouter qu'en ce domaine la responsabilité des médias est immense ?

Propos recueillis par Marie-Françoise Leclère et Michel Pascal