Marcel Gauchet, le fossoyeur des illusions

Polémia, 29 novembre 2003

"L'intellectuel critique tel qu'il s'est épanoui en France après 1945 - la lignée Sartre, Foucault, Bourdieu - n'a plus lieu d'être. Indépendamment du jugement qu'on peut porter sur lui, il a perdu les bases de sa crédibilité. Mais cette disparition est une chance pour le travail intellectuel". Ainsi Marcel Gauchet dresse-t-il l'acte de décès de l'intellectuel médiatique, ce "penseur engagé" qui a fait recette dans la seconde partie du XXe siècle et a si bien pollué la pensée française !

À cet égard, le livre d'entretiens qu'il vient d'accorder à François Azouvi et Sylvain Piron (1) constitue-t-il un excellent moyen de découvrir sur un mode vivant l'une des plus brillantes personnalités de notre temps, aussi méconnu que modeste, aussi fin que profond. Si Gauchet s'en prend de manière aussi véhémente aux "intellectuels-qui-font-les-modes", ce n'est pas qu'il déteste les choses de l'esprit, bien au contraire. C'est parce qu'il sait que ce travail de la pensée exige patience, effort, discrétion, sans oublier une certaine humilité. D'où son plaidoyer pour un éloignement des feux de la rampe, et une redéfinition du rôle de l'intellectuel. "Il faut garder le terme pour lui donner un autre contenu. Précisément parce que nous ne savons plus qui nous sommes et où nous allons, que l'ère de la prophétie historique est close, que l'ère de la critique sociale a révélé ses limites, nos sociétés ont plus intensément besoin que jamais de comprendre - ou devraient l'avoir. Personne n'a plus besoin d'écrivains ou de philosophes pour dévoiler les turpitudes du colonialisme ou les horreurs de la condition ouvrière ou pour éclairer le peuple sur ses choix politiques - les citoyens sont assez grands pour cela. En revanche, nous sommes tous en manque d'intelligence vis-à-vis de ce qui nous environne et des dilemmes sur lesquels nous butons quotidiennement. C'est une intervention proprement intellectuelle dans les affaires publiques qui est demandée aux gens de réflexion. Ils ne devraient pas s'en plaindre". Gauchet déteste les postures. Et ne craint pas de le faire savoir. À l'agitation des salons et des médias, Marcel Gauchet préfère le travail dans l'ombre, quand ce n'est pas la méditation en solitaire dans le cadre enchanteur des Alpes suisses. Il a son franc-parler et ne se gêne pas pour dire en quel mépris il tient les prétendus intellectuels médiatiques, qui ont ruiné la pensée en privilégiant le marketing et les plateaux télés ! André Glucksmann comme Bernard Henri-Lévy en prennent ainsi pour leur grade… Pas étonnant dans ces conditions que Gauchet compte de solides inimitiés dans l'intelligentsia française. Sa forte personnalité ne date d'ailleurs pas d'hier. Gauchet n'a rien à voir avec ces intellectuels de Saint-Germain des Prés qui effectuent mille contorsions pour s'inventer des racines populaires.

Né en 1946 au fin fond du bocage normand de parents modestes, le jeune Gauchet entre en 1961 à l'âge de quinze ans à l'école normale d'instituteurs de Saint-Lô. Lui qui a un père cantonnier et gaulliste inconditionnel, un frère aîné au séminaire, une mère couturière et catholique, découvre le syndicalisme, alors que les derniers feux de la guerre d'Algérie polarisent toutes les tensions politiques. Grâce à Claude Lefort, qui jouera un rôle d'éveilleur dans son existence, il va ouvrir des portes dans les différents domaines des sciences humaines, se passionner pour l'histoire et la philosophie. Même s'il éprouve initialement un engouement pour le marxisme, il s'en détourne très rapidement et se tient à distance des communistes. "Dès mes quinze ans, j'avais eu Socialisme ou Barbarie entre les mains, par l'intermédiaire de militants de l'Ecole émancipée qui m'avaient initié aux controverses sur la nature de l'URSS et le parti ouvrier". La dénonciation de l'illusion marxiste ne cessera pas, et il enfonce encore le clou dans son récent livre d'entretiens : "La société, son organisation matérielle et ses contradictions n'expliquent pas le politique ; et ce n'est pas en réalisant l'appropriation collective des moyens de production qu'on fait le plus petit pas vers la suppression de l'Etat. Nous sommes bien placés pour savoir que c'est même exactement le contraire qui s'opère, et si une chose est étonnante à nos yeux, c'est précisément qu'on ait pu croire l'inverse"…

C'est donc tout naturellement que l'on retrouve Gauchet dans les franges de l'ultra-gauche au printemps 1968. Antistalinien, il fréquente les "spontanéistes". Ce qui le fascine, c'est le foisonnement des idées, des initiatives, le réveil de toutes les forces qui sommeillaient. "On se sentait dans un moment créateur". Mais le mois de mai s'achève sur un bilan déroutant. C'est la "gueule de bois théorique" ! Le constat est sans appel : "Sur le terrain politique, les lendemains de Mai ont été carrément accablants. Le léninisme qu'on avait cru foudroyé est revenu en force. Le PC s'est mis à faire un tabac chez les intellectuels. Les groupuscules trotskistes et maoïstes ont recruté à tour de bras et conquis le haut du pavé". Dès lors, Marcel Gauchet sort définitivement de la sphère marxiste. Mais les marxistes, eux, ne l'oublieront pas. Pour preuve, le procès en sorcellerie dressé à son endroit et à celui de quelques autres à l'automne 2002 par Daniel Lindenberg, désignant à la vindicte politico-médiatique un certain nombre d'intellectuels indépendants dénoncés comme "nouveaux réactionnaires" (2). Sur la forme, cela prouve que les commissaires politiques utilisent toujours les mêmes méthodes ; sur le fond cela prouve qu'ils n'ont strictement rien compris à l'évolution de notre monde…

Marcel Gauchet paiera cher sa volonté d'indépendance. Tenu à l'écart des réseaux universitaires où il faut montrer patte rouge, il vit d'expédients et de petits boulots, en particulier d'enquêtes de sociologie de terrain… Jusqu'à ce que François Furet lui mette le pied à l'étrier en le faisant entrer à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, et qu'il fonde aux côtés de Pierre Nora en 1980 la prestigieuse revue Le Débat. Il lui faudra cependant encore attendre 1985 pour que vienne la reconnaissance avec sa remarquable étude sur "Le désenchantement du monde - une histoire politique de la religion" (3). "Si fin de la religion il y a, ce n'est pas au dépérissement de la croyance qu'elle se juge, c'est à la recomposition de l'univers humain-social non seulement en dehors de la religion, mais à partir et au rebours de sa logique religieuse d'origine. C'est l'examen de ce processus de dissolution et de retournement de l'immémoriale emprise organisatrice du religieux que nous avons privilégié" note-t-il en ouverture de cette analyse brillante. "Le rôle passé de l'ordre des dieux est ici éclairé (…) par son effacement présent, à la lumière à la fois de la défection qui nous en distancie et de la métamorphose qui nous y lie. L'intelligence de la religion depuis ses origines et dans ses mutations principales n'est pas séparable de l'effort pour comprendre l'immense transformation qui nous a faits et qui s'est opérée à la faveur du désenchantement du monde". Cette césure avec le sacré, cet oubli du divin, se double pour l'homme moderne d'une seconde problématique, à savoir l'effritement des structures collectives et la montée en puissance de l'individualisme.

À travers l'ensemble de l'œuvre de Gauchet se retrouve comme une sorte de leitmotive une critique extrêmement pointue du libéralisme. Remplacer le règne du politique par les règles de l'économie de marché permet de substituer l'individu-roi aux structures de régulation des relations humaines. Gauchet est à l'instar de Carl Schmitt un authentique défenseur du politique. Il avoue sans ambages faire "partie de ceux qui pensent que ce n'est pas l'économique qui explique le politique, mais que c'est le politique qui est premier". Plus la société devient libérale, moins la démocratie réelle peut fonctionner. L'analyse livrée dans "La démocratie contre elle-même" (4) débouche inéluctablement une question essentielle, mais délicate car politiquement très incorrecte : les droits de l'homme conçus comme l'alpha et l'omega de toute politique n'ont-ils pas pour conséquence l'évanouissement des valeurs essentielles et l'oubli des comportements collectifs, sans lesquels les hommes perdent leur identité et leurs repères ? Avec la réification croissante, c'est également l'angoissante confrontation avec la question du pourquoi existentiel qui ressurgit…

Notre monde s'est trouvé, en l'espace de quelques années, chamboulé de fond en comble. L'explosion tous azimuts de la technique conjuguée aux lois du marché a bouleversé la nature des rapports sociaux, quand ils n'ont pas tout simplement été réduits à néant : "Les acteurs collectifs s'effacent de la scène ; leurs contours s'estompent ; les "masses" tant célébrées disparaissent corps et biens ; les "classes" passent au second plan ; les "nations" cessent de compter en tant que communautés d'identification et entités significatives pour l'analyse. Il ne reste debout que l'individu, qui ne cesse de gagner en relief, au milieu de la ruine de ses anciennes incorporations et appartenances. Il se détache et s'impose sous de multiples visages".

Du premier chapitre - "les droits de l'homme ne sont pas une politique" - au dernier - "quand les droits de l'homme deviennent une politique" - sa "démocratie contre elle-même" constitue une vigoureuse mise en garde contre l'instauration d'un nouveau mode d'organisation sociétale - et surtout de domination - à l'échelle planétaire. La sacralisation de l'individu-roi par le biais pervers de l'idéologie des droits de l'homme a changé fondamentalement la nature des rapports sociaux : "Le sacre des droits de l'homme est à coup sûr le fait idéologique et politique majeur de nos vingt dernières années. Il résume le triomphe des démocraties ; il condense les transformations qui ont accompagné la pénétration de leurs principes ; il ramasse leurs incertitudes nouvelles". Avant, le collectif était premier, allant parfois jusqu'à effacer l'individu. Désormais, la proposition s'est inversée. Dépourvues de projets collectifs, nos sociétés ne se voient plus que comme une simple juxtaposition d'individus-rois, assistés, déresponsabilisés, détenteurs de tous les droits. Dès lors, une démocratie réduite aux seuls droits de l'homme assume-t-elle encore sa vocation politique de cohésion du corps social ? La réponse est claire : non. Et les prétendues élites ont là une large part de responsabilité, qui explique les charges vigoureuses menées par Gauchet, ulcéré par cette "trahison des clercs", à l'encontre les "intellectuels médiatiques". Car désormais, le gouffre est béant et l'incompréhension totale entre les pseudo-élites déconnectées des réalités et les attentes des peuples, désorientés, en recherche de sens. Ce qui est terrible, et bien souligné dans son livre d'entretiens, c'est que "nous renouons avec la croyance que c'est le mouvement spontané des échanges économiques qui explique le dynamisme social ; le politique est ainsi évacué de la scène visible. Mais c'est plus que jamais une illusion : ce n'est pas l'économie qui assure la cohésion de nos sociétés qui ne croient qu'à l'économie ! D'où l'espèce de schizophrénie où elles s'enfoncent quant aux conditions de leur fonctionnement".

Là où bien des sociologues se contentent de dresser un bilan du déclin français, Gauchet va plus loin.

C'est en profondeur qu'il cherche à mettre en relief les incohérences du monde moderne. C'est aux racines mêmes du concept de modernité qu'il s'attaque. "J'entends par moderne l'époque qui commence au début du XVI° siècle, même si elle a d'évidentes racines antérieures". D'où la modération dont nous devons faire preuve en étudiant l'histoire du monde et des sociétés humaines. Car "moderne désigne l'exception moderne au regard de ce qui s'est passé dans toutes les autres sociétés". Toutes proportions gardées, il y a dans certains traits de son analyse des échos des critiques adressées par des auteurs politiques aux antipodes de Gauchet, comme les traditionalistes français et italien, René Guénon et Julius Evola, dans leurs impitoyables critiques du monde moderne.

Mais pour qui connaît quelque peu les rudiments de l'histoire de la pensée de notre temps, c'est indubitablement à Martin Heidegger que l'on songe en lisant et écoutant Marcel Gauchet. Très jeune, Gauchet a découvert la pensée de Heidegger. Elle l'a visiblement profondément imprégnée. Réflexions sur la démonie de la technique, méditations sur nos racines les plus anciennes, déconnexion complète de notre monde avec l'essence de la pensée, les traits sont nombreux qui renvoient au questionnement du philosophe de Todtnauberg. Celui qui en douterait n'aura qu'à lire entre les lignes la conclusion du recueil d'entretiens. Evoquant les perspectives de devenir de notre monde, Gauchet trouve des accents à peu de choses près identiques à ceux que choisit Heidegger au tout début de son séminaire de 1935 consacré à l'"Introduction à la métaphysique". Autant dire qu'une telle qualité d'approche des problématiques contemporaines constitue une exception merveilleuse dans le monde de médiocrité qui est le nôtre ! Marcel Gauchet ouvre indubitablement des chemins de traverse pour sortir de l'angoissante question-impasse de la modernité.

Saluons donc ici son courage, sa clarté, comme son indépendance d'esprit, qualités vraiment rares pour un intellectuel français de notre temps !

(1) "La condition historique", Stock, 2003, 350 p., 20 €

(2) "Le rappel à l'ordre - Enquête sur les nouveaux réactionnaires", Le Seuil, 2002.

(3) "Le désenchantement du monde", NRF Gallimard, 1985, 307 p.

(4) "La démocratie contre elle-même", Gallimard Poche, 2002, 385 p.