L'intellectuel à réinventer

Marcel Gauchet

Figaro Magazine 8-11-2003

Ce qu'il faut retrouver, ce n'est pas le personnage de l'intellectuel, mais l'intellectualité qui passait par lui. C'est-à-dire l'intelligence de la vie sociale qui se cherchait au travers de lui.

L'intellectuel ? Une espèce en voie de disparition. Voici peu, Régis Debray en dressait un constat de décès auquel il n'y a pas grand-chose à ajouter (I. F. : suite et fin, Régis Debray, Gallimard, 2000). Il y a tout lieu de penser que cette figure bien française, née dans les dernières années du XIXe siècle n'est plus d'actualité en ce début du XXIe siècle.

L'intellectuel justicier à la Zola ? Nous n'en avons plus vraiment besoin. Dans une société qui s'est beaucoup éduquée et libéralisée, les citoyens n'ont plus besoin de guides pour se former un jugement ou de porte-parole pour affronter les pouvoirs. Et, de manière générale, la littérature ou la philosophie ne jouissent plus de l'autorité qui alimentait le rayonnement de l'intellectuel prophétique ou de l'intellectuel critique. La foi politique s'est éteinte, et la carrière des idéologues avec elle. L'intellectuel médiatique lui-même, qui a pris la relève de ces glorieux devanciers quelque peu démodés, ne va pas fort. Certes, il est assuré d'une position inexpugnable. Puisqu'il y a des médias, il faut bien qu'il y ait quelque chose comme des intellectuels médiatiques. Mais ce que les médias ne peuvent pas lui donner, au-delà de l'audience et du vedettariat, c'est l'autorité. On a affaire à une variété d'animateurs du spectacle, qu'on peut regarder avec plaisir, mais qu'on n'aurait pas l'idée de suivre.

Bref, les attributs de l'intellectuel se sont démocratisés et répandus dans la société, en même temps que la confiance dans ses lumières s'est diluée.

Il n'y aurait pas lieu de pleurer outre mesure cette disparition, le défunt n'ayant pas laissé que des souvenirs glorieux, si elle ne participait d'une évolution plus profonde de nos sociétés qui mérite, elle, qu'on s'en tracasse. On peut se passer d'intellectuels, soit ; en revanche, il y a de quoi s'inquiéter, et même s'affoler, devant la désintellectualisation qui nous menace.

C'est l'aspect le plus étonnant de la vague libérale qui nous emporte depuis un quart de siècle. Elle va infiniment plus loin que de simples recettes de gestion de l'économie et de la société. Elle représente un phénomène total qui pénètre jusque dans la tête des acteurs. Elle s'y traduit par la conviction que la machine collective marche toute seule. Bien sûr, il faut des spécialistes et des techniciens pour mettre de l'huile dans les rouages, assurer la maintenance et réparer les pannes.

Pour le reste, il n'y a pas grand-chose à y faire et rien à comprendre. Tout au plus faut-il se préoccuper que les choses se passent sans trop de casse. Le débat est entre ceux, la gauche, qui pensent que l'argent public est indispensable pour éliminer les frictions dans le fonctionnement de la machine et ceux, la droite, qui pensent que l'initiative et la responsabilité individuelle suffisent à la tâche. Mais, de part et d'autre, l'idéal est en fait le même, les divergences ne portent que sur les moyens de parvenir à ce nirvana de l'autorégulation sans imposition. Cela donne cette étrange entité qu'est une «société du savoir» qui a largement renoncé à réfléchir, y compris dans sa partie la plus instruite. Une démission de l'intelligence

Pour le meilleur et pour le pire, les intellectuels étaient solidaires de l'aspiration démocratique des collectivités à se gouverner. C'est elle qui justifiait, en dernier ressort, la place reconnue aux oeuvres de l'esprit sous toutes leurs formes. Aussi bien est-ce pour ce motif que les intellectuels se sentaient des affinités électives avec la gauche. Ils y trouvaient une famille où l'on cultivait une foi faite pour leur plaire dans la rationalisation du fonctionnement de la société. C'est cette ambition d'une prise réfléchie sur son destin qui s'est évanouie, au profit d'un laisser-être plus ou moins spontané. L'évacuation des intellectuels de la scène en est le résultat. Elle est aussi, hélas, le signe d'une démission de l'intelligence, démission liée à la croyance que le processus social fonctionne de façon quasi automatique. Dans un autre registre, les difficultés de nos systèmes d'enseignement ont ici leurs racines les plus profondes. A quoi bon apprendre, dès lors que les savoirs fournissent, au mieux, de quoi s'insérer dans la société telle qu'elle va, mais rien comme une maîtrise de son monde par la pensée ? La perte d'appétence est telle qu'on doit se demander si nous serons capables, demain, de produire les compétences techniques indispensables à cette machine sociale trop confiante dans son libre mouvement. La foi dans ce superbe automatisme a beau être enracinée, elle a ses limites. L'optimisme obligatoire qui va avec cette nouvelle version du laisser-faire ne parvient pas à étouffer toutes les inquiétudes. L'absence de pilote dans l'avion finit par ébranler les plus béats. Les experts à courte vue et de science incertaine angoissent plus qu'ils ne rassurent, d'autant que la zone des tempêtes se dessine à l'horizon. Il flotte au-dessus de ce monde officiellement euphorique un inexprimable malaise. Rien à faire, ce n'est pas encore aujourd'hui que l'humanité se guérira du besoin de comprendre ce qui lui arrive et de prendre ses affaires en main, dans la mesure du possible. Si les intellectuels n'avaient pas existé, en un mot, ce serait le moment de les inventer. Ils ont existé. Il s'agit donc de les réinventer, non tant pour ce qu'ils étaient que pour ce qu'ils représentaient.

Nous avons un avantage, précisément, nous savons ce qu'ils ont été, et ce qu'il n'est pas souhaitable de répéter. Ce qu'il faut retrouver, ce n'est pas le personnage de l'intellectuel, c'est l'intellectualité qui passait par lui, c'est l'intelligence de la vie sociale qui se cherchait au travers de lui. On reléguera volontiers la pétition au musée des antiquités. On fera avantageusement l'économie de la radicalité publicitaire et irresponsable. Il est indispensable, en revanche, de se réapproprier l'exigence d'une plus grande conscience collective que ces pathologies trop connues caricaturaient ou dévoyaient. Cette redéfinition des intellectuels est d'ores et déjà en cours. Elle est au travail dans les marges, elle se joue dans le réseau peu visible mais très vivant de cercles, clubs, associations, revues, qui entretient la flamme de la réflexion en commun dans ce pays. On peut la caractériser par trois traits principaux.

Inventer une culture de la confrontation

1. L'objet d'une vie intellectuelle, c'est tout ce qui échappe, par principe, au discours des techniciens, des spécialistes, des experts, c'est-à-dire le principal, la combinaison d'ensemble, celle-là même que les hommes politiques sont supposés gouverner. C'est cette intelligence générale du monde contemporain qui est à reconquérir, en commençant par ce qui va le moins de soi, sa juste description. Ecrivains ou cinéastes sont autant susceptibles d'y contribuer que l'administration qui veut savoir ce qu'il fait. Les intellectuels ne sont pas une élite du diplôme, mais un regroupement de gens qui sont d'accord pour essayer de réfléchir ensemble au-delà de leur spécialité ou de leur métier. 2. Les intellectuels du XXe siècle ont été les enfants d'une culture de la révolution. Ceux du XXIe siècle ont à inventer leur culture de la confrontation. Ce dont l'espace public a besoin aujourd'hui, c'est d'une version exigeante du pluralisme démocratique. La contradiction des points de vue et l'ouverture des choix sont la règle : aux intellectuels de leur donner à la fois un contenu rigoureux et un langage pertinent. 3. Le problème est de trouver une forme pour cette vie intellectuelle qui soit capable d'assurer son indépendance par rapport aux appareils politiques qui consomment les idées et par rapport aux médias qui les diffusent. Les partis sont le débouché normal de la réflexion publique, mais ils ne peuvent en être les commanditaires. Les médias sont des instruments de transmission nécessaire, mais ils ne peuvent dicter leur loi. Il faut quelque chose comme les sociétés de pensée des Lumières pour faire peser les idées, de nouveau, dans la vie publique. Les intellectuels n'ont pas dit leur dernier mot.