Gauchet, poil à démocrater

Libération, 02/05/2002 Gerard Dupuy

Compte rendu:

Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même, «Tel» Gallimard, 385 pp.

Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, Pour une philosophie politique de l'éducation, Bayard, 255pp.

Quand Marcel Gauchet a réuni les articles qu'il a donnés au Débat (dont il est la cheville ouvrière depuis sa création), il n'imaginait sans doute pas que l'actualité se chargerait d'illustrer son propos de belle manière. La Démocratie contre elle-même est une question au centre de toutes les interrogations depuis le soir du 21 avril. Les articles ici republiés concernent des «questions d'actualité» plutôt qu'un événement. Gauchet entend le mot «démocratie» au sens d'une structure anthropologique dont chacun de ses précédents ouvrages a analysé les tours et détours historiques. C'est une preuve de la cohérence et la fertilité de son herméneutique que ces textes, qui couvrent deux décennies, à propos de sujets aussi divers que la religion, la lutte des classes ou le prix du livre se répondent sans accroc. Leur unité est de principe : « D'un bout à l'autre, il s'agit d'une seule et même chose : de déchiffrer et de comprendre les déconcertants visages de la démocratie nouvelle qui s'installe, triomphale, exclusiviste, doctrinaire et autodestructrice

Comment les droits de l'homme, qui n'étaient encore qu'un chien battu flottant au gré du courant pendant la période militante post-soixante-huitarde, ont-ils pu rejaillir puissamment de leur déchéance au point de s'inscrire, dès le début des années 80, au centre même de toute réflexion politique, voire de toute action ? Dès 1980, Gauchet signale «un revers à la lutte naïve pour l'accroissement de la sphère des droits de l'individu» dont «l'approfondissement de l'anonymat social, l'aggravation encore du désintérêt pour la chose publique». Vingt ans plus tard, alors que «le fonctionnement collectif obéit à la logique de l'individu dans des proportions jamais atteintes», cette apothéose se paie d'un aveuglement. Le règne de l'individu dans la société masque «la société de l'individu, c'est-à-dire ni plus ni moins, les conditions de possibilité effectives d'un tel règne (...) La logique du droit des personnes n'offre pas et ne saurait offrir de quoi comprendre et conduire les dynamiques diverses, économiques, techniques ou sociologiques auxquelles elle est associée».

Le mal est-il sans remède? «Nous sommes à l'abri, il n'y a pas lieu de s'en plaindre, écrit Marcel Gauchet, de l'aisance avec laquelle nos pères pouvaient envisager le sacrifice d'individualités sans signification à l'avenir radieux du genre humain. Nous ne sommes pas à l'abri, en revanche, des conséquences extrêmement désagréables qui pourraient résulter de l'évidement de la puissance collective. Les retombées de l'impouvoir sont moins directement sensibles que celles de l'excès de pouvoir ; elles n'en sont pas forcément bénignes pour autant». Gauchet aperçoit tout de même quelques espoirs de recomposition, du côté de l'Europe et de l'effort d'éclaircissement qu'elle implique, du côté aussi du droit et de ses développements.

L'enseignement est l'un des domaines où chacun voit bien que l'augmentation, nécessaire en démocratie, du nombre des sujets qui en bénéficient mais aussi de la durée, se heurte à des limites internes qui mènent à une crise à répétition. Avec deux collègues qui animent avec lui un séminaire de philosophie de l'éducation à l'EHESS, Gauchet renvoie à un commun aveuglement les approches «pédagogiques» et «républicaines» Une ultime citation donnera une idée de l'enjeu: «La mission de l'école oblige à concevoir plus précisément la part à accorder à l'arrachement au particulier et à l'immédiat que comporte tout processus d'apprentissage, sans pour autant dénier la particularité et la globalité de chacun. La réflexion pédagogique et la formation des maîtres ne vont pas dans ce sens»...