Ne bradons pas les diplômes de la licence !

Le Monde, 20 janvier 2012

par Alain Caillé, sociologue et directeur de la Revue du Mauss et Marcel Gauchet, historien et rédacteur en chef de la revue Le Débat

Comme l'affirme modestement le président Sarkozy, dans son discours du 26 septembre 2011, la loi libertés et responsabilités des universités (LRU), "l'une des réformes et réussites majeures de (son) quinquennat, c'est l'université et la recherche". Après avoir donné aux universités un plan réussite en licence (PRL) qui prévoyait l'injection dans le premier cycle de moyens financiers pour, en effet, permettre au plus grand nombre d'obtenir leur licence, le ministère a décidé d'y mettre un terme sans prendre le risque de se fâcher avec l'UNEF, et a trouvé un moyen simple de ne pas afficher en fin de mandat un résultat trop mauvais à l'électorat français, si chatouilleux parfois : "Ne surélevez pas le pont, faites baisser la rivière !"

De ce point de vue, l'article 16 de cet arrêté, qui modifie les modalités de contrôle des connaissances en licence dès cette rentrée est exemplaire. Les universités sont tenues de se mettre en conformité avec ces nouvelles dispositions en bouleversant au besoin l'architecture des diplômes, alors même que les brochures explicatives à destination des étudiants ont été imprimées et que les cours ont déjà repris.

De quoi s'agit-il ? Rien de moins que d'imposer aux universités des dispositifs qui permettent aux étudiants de compenser à l'intérieur d'un semestre et d'un semestre à l'autre n'importe quel enseignement fondamental de leur cursus (par exemple la philosophie pour un étudiant en philosophie) avec des "modules d'ouverture" de tous ordres (sport, engagement associatif, rédaction de CV, etc.).

Le nouveau management public prouve une fois encore son sens de l'effort inutile. Avec des moyens en baisse, les universités auront de la peine à satisfaire à cette nouvelle exigence, qui ne tient nul compte du fait que les étudiants ont souvent une activité salariée (ce qui n'est pas le cas des classes préparatoires)... Les syndicats étudiants l'auraient-ils oublié ? Si la démocratisation de l'université a pour objectif d'offrir aux bacheliers, quelle que soit leur origine, un accès à des formations de bon niveau et à des diplômes valorisants, cette énième réforme contribue à creuser les inégalités et élargir le boulevard pour toutes les filières sélectives que les étudiants les plus avertis et les mieux armés plébiscitent au détriment déjà des filières universitaires.

Le ministère trompe ainsi les syndicats étudiants en leur laissant croire qu'ils ont remporté une victoire historique. Ne serait-il pas temps de comprendre que les universités ne sont pas "responsables" du taux d'échec dans leur premier cycle ? Qu'on ne peut leur demander tout à la fois d'accueillir tout le public refusé ailleurs et de diplômer celui-ci ? La population étudiante issue de baccalauréats professionnels, dont le taux d'échec en premier cycle universitaire avoisine les 90 %, ne cesse d'augmenter.

Faut-il rappeler que ces baccalauréats n'ont pas été conçus pour la poursuite d'études supérieures longues et qu'il est donc insensé, au sens premier du terme, de reprocher à l'université de ne pas parvenir à diplômer tous ses lauréats ? La sélection, absente à l'entrée de l'université, se réalise dans le cours des cursus, et l'injustice se trouve bien en amont des seules procédures d'examen. Si l'on veut réduire le taux d'échec universitaire, il faut repenser l'ensemble de l'enseignement supérieur et notamment son premier cycle, et cesser de le dévaloriser aux yeux de nos étudiants et des personnels. Sous prétexte que les diplômes sont et doivent rester nationaux, le ministère continue de définir leurs modalités d'accès avec une ingérence sans équivalent dans les pays auxquels on s'ingénie à comparer sans cesse l'université française.

Il réduit comme peau de chagrin la liberté pédagogique des enseignants du supérieur et des universités, jugés incapables de déterminer les modalités d'évaluation de leurs étudiants. Où est l'"autonomie" des universités ? Les signataires sont persuadés que la majorité des étudiants sont attachés à ce que leur diplôme sanctionne non pas des stratégies d'aubaine, mais des connaissances reconnues, acquises à travers un effort soutenu et régulier, condition même de leur intégration socioprofessionnelle. Ils sont aussi persuadés que la création de ces nouveaux "assignats" universitaires constitue un nouveau coup frappé à l'encontre des universités, et destiné à renforcer, si besoin était, l'inégalité entre le secteur sélectif de l'enseignement supérieur et les universités.

Enfin, ils sont aussi persuadés que si l'autonomie des universités a un sens, les établissements doivent garder en toute logique la liberté de déterminer les modalités d'évaluation de leurs étudiants sous le contrôle de leurs instances régulièrement élues et dans le cadre des diplômes nationaux. Le terme "autonomie" ne figure pas dans la loi LRU, sauf à l'article 28 concernant le financement des nouvelles fondations de coopérations scientifiques. Trompe-l'oeil ou acte manqué révélateur de la véritable nature de cette politique universitaire ?

Discussion autour de l’ouvrage Le passage à l’Europe de Luuk van Middlelaar

La Fondation pour l’innovation politique et « trop libre » organisent une discussion autour du livre, présenté en avant-première au public français, de Luuk van Middelaar, Le passage à l’Europe (« Bibliothèques des idées », éditions Gallimard).

Le débat aura lieu entre Luuk van Middelaar, l’auteur, Marcel Gauchet, rédacteur en chef de la revue Le Débat aux éditions Gallimard, Jean-Louis Bourlanges, ancien député européen, professeur associé à Science po et Dominique Reynié. Le débat sera modéré par Christophe de Voogd, responsable du blog « trop libre ».

Cette discussion aura lieu le mercredi 18 janvier 2012 à 18h30. En raison d’un nombre très limité de places l’inscription est obligatoire.

Inscriptions et renseignements au 01.47.53.67.10 ou natasha.caillot@fondapol.org.

La discussion sera retransmise en direct sur fondapol.org.

L’école demeure une institution surinvestie d’attentes. Elle ne peut que décevoir

Lundi 9 janvier s’est tenu un « Rendez-vous de crise » organisé par les cercles de formation de l’EHESS intitulé « Mais que fait l’école ? ». M. Gauchet, P. Meirieu, F. Dubet et C. Baudelot y ont apporté un éclairage sur la situation de l’école publique. Voici la vidéo de l'intervention de Marcel Gauchet.

L'avenir en question

Le jeudi 26 janvier 2012 à 18h, Institut Catholique de Lille, Faculté de Théologie

Mais que fait l'école ?

Conférence « Mais que fait l’école ? »
Cycle "Rendez-vous de crise"
Lundi 9 janvier, de 19 h à 21 h
L'école, l’université, des institutions, seraient devenues des services. À l'heure où nous passons des connaissances aux compétences, quels sont les leviers politiques qui permettraient de réinventer l'école ? Quelles sont les transformations collectives qui aujourd'hui posent à la tâche éducative des défis entièrement nouveaux ?
En présence de Philippe Meirieu, pédagogue et professeur des universités en sciences de l'éducation ; François Dubet, sociologue (Université de Bordeaux) ; Marcel Gauchet, philosophe et historien (EHESS) et Christian Baudelot, sociologue (École normale supérieure).
Lieu : EHESS - Amphithéâtre Adresse : 105, boulevard Raspail 75006 Paris

Un gâchis phénoménal

L'Est Républicain, 11 décembre 2011
Education - L’historien et philosophe Marcel Gauchet, qui donnait une conférence à Nancy, appelle à « une remise à plat » de l’université.

Où va l’université ? Elle ne le sait pas elle-même, répond en substance Marcel Gauchet.

Historien, philosophe, rédacteur en chef de la revue Le Débat, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, il ne s’inscrit surtout pas dans la lignée des intellectuels de salon se lovant dans un confort conceptuel bardé de certitudes. Les concepts sont pour lui des outils destinés à triturer les mécanismes à l’apparence trop bien huilée pour mettre en lumière les dysfonctionnements cachés de la machinerie, les intentions non avouées de certaines réformes comme… la réforme des universités, la fameuse LRU. Dont il ne s’est pas privé de dire tout le mal qu’il en pensait, lui qui place l’enjeu éducatif au coeur de la société, lors d’une conférence donnée jeudi à Nancy, à l’invitation de l’Isam-IAE.

Un intervenant qui peut paraître iconoclaste au sein d’une école de gestion qui avait pris soin d’étendre les invitations à l’ensemble de Nancy 2. Mais justement parce que les sciences de gestion ne veulent pas être réduites à la caricature du cost-killer costume trois-pièces, et qu’elles s’inscrivent de surcroît dans un cursus universitaire, Marcel Gauchet a fait un tabac devant un parterre de 250 auditeurs, profs et étudiants.

DEUX EXIGENCES

« Peut-être fallait-il une réforme, les ambitions étaient aussi peut-être bonnes et en tout cas largement insuffisantes, la méthode a été très mauvaise, un calendrier précipité, une philosophie sous-jacente qui consiste à faire sans le dire, la LRU, c’est en fait un cadre à l’intérieur duquel émergent les universités du haut du tableau, principalement scientifiques, pour les faire sortir du pot commun, des regroupements ont été conduits dans des conditions opaques », analyse Marcel Gauchet, qui a rejoint le collectif « Refonder l’université ».

Si le chercheur ne conteste pas que « l’université, productrice de connaissances est confrontée à un marché mondial », cette contrainte n’empêche nullement à ses yeux de réfléchir à « ce que veut l’université ». Marcel Gauchet s’intéresse à « cette tension entre deux phénomènes que sont la massification, qui répond à une demande sociale, et l’excellence, les deux forment un arc électrique qui exige qu’on y prête attention, ça ne marche pas tout seul. Il faut à la fois une prise de conscience collective de ce qu’on veut et la nécessité de répondre à ces deux exigences ».

« LE MARCHE NOIR DES FORMATIONS »

Pour Marcel Gauchet, il n’y a pas « d’antagonisme entre formation professionnelle et formation d’une tête bien faite », une façon de clore, espère-t-il, le débat qui continue d’agiter l’université entre les tenants par exemple d’un développement des licences professionnelles et des tenants d’une transmission traditionnelle du savoir. Le problème tient à « l’université qui réfléchit sur tout sauf sur elle-même ».
L’auteur du « Désenchantement du monde » ne désespère pas pour autant. Il appelle à « une remise à plat » de l’université et plus largement de l’éducation, à « plus de transparence », il dénonce « le marché noir des formations » qui profite aux « seuls initiés du haut ». « Un gâchis phénoménal ».
PHILIPPE RIVET

Les voies du néolibéralisme (II)

gauchet-EHESS-séance inaugurale 2008-2009

Les effets paradoxaux de la crise

Marcel Gauchet

Journées d'études du CEVIPOF , Sciences po Paris

Jeudi 1er Octobre 2009

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Deux remarques préalables avant d’en venir à ce que l’on peut d’ores et déjà discerner dès à présent des effets de la crise.

Premièrement sur le caractère paradoxal des effets de cette crise. On peut en effet considérer qu’elle aura eu le bénéfice intellectuel de nous obliger à sortir de tout ce qui, dans les sciences continuent à emprunter à des modèles, au fond, de la causalité physique avec des schémas linéaires de transposition et de contamination de l’économique au social, puis du social au politique. Nous ne sommes plus du tout, en effet, dans cette configuration. C’est un point sur lequel on ne saurait trop insister et, de toutes les manières, nous allons devoir réviser profondément la manière d’articuler ces différents paramètres.

Deuxième remarque préalable à propos de l’ombre gigantesque des années 1930 qui pèse évidemment sur notre perception de la crise. Pour aller très vite, je dirais que la différence - nous pouvons la situer assez précisément, me semble-t-il - tient à l’offre idéologique.

La crise de 1929 intervient dans un contexte où il existe une crise des régimes libéraux très antérieure. On peut la faire remonter, à mon sens, bien avant 1914. Elle accompagne la mise en place du suffrage universel à l’intérieur des régimes libéraux pour aller vite. Elle s’affirme après 1918 où l’on a, tout de suite après la guerre, la cristallisation d’une extrême droite radicale - et même révolutionnaire - à l’enseigne du nationalisme et, dans le sillage de la révolution bolchévique, la cristallisation d’un révolutionnarisme d’extrême gauche armé d’une puissante analyse et d’une proposition idéologique vis-à-vis de la société bourgeoise. La crise des années 30 arrive donc dans un contexte marqué par le développement de la foi révolutionnaire et dont elle va démultiplier les proportions - la crise apparaissant comme la ratification et la certification de cette perspective révolutionnaire qui mobilise les masses.

Rien de pareil dans notre contexte. Nous vivons le crépuscule ou l’éclipse de l’idée de révolution. Nous sommes dans le moment de clôture d’un grand cycle historique - qui se confond en gros avec le vingtième siècle - où ce dessein révolutionnaire, qui a été organisateur du champ politique sur le plan idéologique, est en repli. L’offre idéologique par rapport à la crise que nous vivons est a peu près nulle. En fait, elle se résume à des succédanés d’idéologies du passé dont les adeptes eux-mêmes mesurent bien le caractère peu adéquat à la situation, et qu’ils brandissent plutôt comme des symboles que comme des doctrines opératoires.

Là, il faut rappeler une chose qui, dans l’espace public français, n’est apparemment pas toujours bien comprise : la protestation n’est pas la révolution. Je crois qu’il y a une importante différence parce que précisément, pour que la protestation passe à la révolution, il faut que derrière la protestation il y ait une offre idéologique qui lui donne à la fois l’intensité mobilisatrice sur le plan affectif et un progrès global plus ou moins crédible à une échelle de masse. Nous ne sommes absolument pas dans cette situation. Je crois que rien ne le traduit mieux d’une certaine façon que le recours à l’arme symbolique du suicide au travail pour exprimer un refus social. Là, on est aux antipodes absolus de ce qu’est l’espérance révolutionnaire : la désespérance individuelle transportée dans l’espace public.

J’en viens à ce qu’on peut discerner des effets de la crise. Je retiendrais trois points.

Le légitimisme des opinions

Le premier effet paradoxal de la crise est le renforcement inattendu des pouvoirs en place. Non seulement la crise ne s’est traduite nulle part ni par une déstabilisation des gouvernements en place ni par une radicalisation prononcée des opinions publiques mais plutôt par un confortement des gouvernements installés. Ils sont, somme toute, assez rares à avoir été bousculés politiquement de manière très significative par la crise. Est-ce un si grand mystère ? Non. Tout simplement, les gouvernements de 2008-2009 ne sont pas les gouvernements de 1929-1931. Ils sont devenus des gouvernements - tous quels qu’ils soient et en dehors de tout clivage idéologique - massivement interventionnistes, au mépris de leurs affichages idéologiques antérieurs dont ils n’ont même pas l’air de se souvenir ! Il faut admirer cette aisance dans le virage à 180° sans problème. A l’époque de Staline, on passait des mois à justifier le tournant. Là, on ne se préoccupe même pas de lui donner un contenu idéologique !

J’ajouterais un point à ce propos. Un autre effet mériterait l’exploration. Je n’ai aucune compétence pour le faire mais je le mets dans le programme d’un travail qui me paraît très important : l’effet retraite. En quoi une crise financière peut-elle profondément inquiéter les populations et provoquer une sorte de solidarisation avec les pouvoirs en place ? Tout simplement, au regard de ce qu’est devenue la retraite dans l’imaginaire social de nos sociétés du point de vue des attentes individuelles : le moment qui couronne l’existence sous le signe de la liberté. On comprend alors sans peine, en considérant cette importance des retraites, le souci des populations qu’il y ait toujours quelque chose dans la caisse pour le moment où ils auront à bénéficier de leurs prestations ou pour qu’ils continuent à en bénéficier quand ils en bénéficient déjà. Le dispositif de l’Etat providence, peut-être plus largement même que la retraite au sens strict, est un facteur de légitimisme des opinions qui me semble pas avoir été suffisamment souligné jusqu’à présent.

La délégitimation des élites et le repli sur le privé

Il existe autre effet, plus en profondeur, qui doit être inscrit dans un temps long. Il vient de loin. Il vient de la crise des années 1970 avec les différentes vicissitudes qu’elle a connues. Un pays comme la France - ce n’est pas le cas de tous les pays occidentaux - n’a cessé de vivre dans la crise depuis les années 1970. L’effet peu perceptible - nous manquons d’indicateurs pour mesurer un tel phénomène mais il me semble très perceptible dans les attitudes de l’opinion - est la délégitimation en profondeur des élites dont la traduction politique est essentiellement négative :

1) désaffectation à l’égard non seulement de l’engagement politique mais aussi de l’implication politique la plus élémentaire;

2) scepticisme à l’égard de l’offre politique et repli massif sur les valeurs du privé. Là, on peut observer cette évolution vers la valorisation du domaine privé, qui s’effectue même de manière acritique vis-à-vis des valeurs publiques mais qui les désaffecte de l’intérieur.

Cette délégitimation, du point de vue des comportements politique a plutôt tendance à se traduire par le retrait. Mais il faut faire très attention : c’est un facteur par définition instable. Il peut être aussi bien l’occasion d’une protestation violente. Rien n’est plus envisageable, du point de vue des logiques des comportements, que la transformation quasi-immédiate, à la faveur d’une conjoncture qui le permet, de la désaffection en comportement de rupture, sans dessein politique affirmé, mais avec des effets importants.

La distance vis-à-vis des solutions alternatives

Troisième effet qui me semble perceptible et le plus paradoxal d’une certaine manière par rapport à nos habitudes de pensée qui sont les nôtres depuis longtemps : la crise me paraît avoir pour effet d’accentuer la crise idéologique de la gauche - dans le cadre européen en tout cas. Là, nous sommes aux antipodes des années 1930 où l’effet de la crise a été massivement, en dehors du communisme et de la perspective révolutionnaire, de faire passer un consensus de l’opinion en direction du socialisme. Il a été par exemple très bien analysé dans le cas britannique. Un socialisme personnaliste, humaniste, plus ou moins vague, mais dont la grande traduction vont être les réformes de 1945 qui vont quand même incroyablement infléchir le cours des régimes libéraux.

Nous sommes à l’opposé aujourd’hui : la crise met en évidence le déficit d’alternative et de perspectives crédibles de la part de la gauche. Le porte-à-faux vis-à-vis de la situation de nos sociétés s’accentue. On peut évidemment objecter à cette perspective le succès ou le relatif réinvestissement d’une gauche radicale - je ne dirais pas une gauche révolutionnaire mais une gauche de principe. En effet, c’est un des effets très probable de cette crise : une gauche pour laquelle on vote non pas parce qu’on croit aux perspectives qu’elle trace - dont d’ailleurs très souvent les dirigeants eux-mêmes ne croient pas au caractère praticable- mais parce qu’elle a une dimension symbolique de protestation. Un gauche qui, dès lors, n’est jamais suffisamment marquée comme protestation et qui favorise des options radicales, sans illusion sur le résultat qui peut en découler. Ceci ne fait en retour qu’accentuer la difficulté d’être de la gauche de gouvernement dont les efforts pour se rendre en quelque sorte crédible sur le plan du praticable politique achève de la disqualifier au regard de son électorat naturel. Elle est dans une situation très difficile.

Je terminerais par une note sur la prudence que nous devons garder. Ne nous hypnotisons pas sur le court terme. La nature même des quelques effets que je viens d’évoquer fait que cette tranquillité relative de surface, le légitimisme des opinions, ce repli sur le privé, cette distance vis-à-vis des solutions alternatives, n’en sont pas moins porteurs d’une instabilité principielle du champ politique dont nous ne pouvons savoir ce qu’elle donnera mais qui est un élément que nous devons garder à l’esprit devant toute appréciation de l’évolution future de nos sociétés.

Crise économique et crise démocratique : Trois questions à Marcel Gauchet

Institut d'Etudes Politiques, Strasbourg, 16 avril 2009

A l'occasion d'une conférence intitulée "crise économique et crise démocratique " organisée par l'AUP (Aumônerie Universitaire Protestante), le BDE (Bureau des Elèves) de l'Institut d'Etudes Politiques de Strasbourg et l'association Sciences Po Forum, Marcel Gauchet a répondu à quelques questions des étudiants concernant la crise.

Monsieur Gauchet, pouvons-nous dire qu'il y a un échec du pouvoir politique à gérer la crise? Peut-on parler de faillite politique des démocraties occidentales?

Avec les enseignements que nous avons tirés de la crise de 1929, nos sociétés ont évolué vers un type d'économie mixte, appliquant les principes keynésiens (en référence à l'économiste britannique des années 1930-50, John Meynard Keynes). D'après ces principes, l'État doit soutenir la croissance en investissant dans l'économie et en encourageant la consommation des ménages. Puis, il y a eu le tournant des années 1970, caractérisé notamment par le désengagement de l'État. Aujourd'hui, le néolibéralisme touche à ses limites. Nous faisons face à un problème de vide moral et spirituel: les économistes ne font que décrire la crise par un mou consensus, sans donner d'explications de fond. La crise économique reflète une crise intellectuelle et ne propose aucune alternative, aucun plan B.

Est-il possible d'affirmer que les démocraties occidentales se sont faites rattrapées par le système économique qu'elles ont elles-même créé? Peut-on encore qualifier une société de démocratique alors même que son système économique échappe au contrôle du pouvoir politique et à celui des citoyens?

Oui et non. Oui parce que le pouvoir politique démocratique n'entend pas réguler toute vie économique: le libéralisme, c'est d'abord et avant tout les libertés privées. Non parce qu'il y a aujourd'hui une dépossession devant la maîtrise du destin de tous, et cela est une insulte à l'idée même de démocratie. Nous définissons nos sociétés occidentales comme étant des « démocraties libérales ». En réalité, ce sont deux composantes qui ne vont pas de soit. L'adjectif libéral renvoie aux libertés privées, alors que l'aspect démocratique suppose la transformation de ces libertés en pouvoir politique, en pouvoir collectif. Les gouvernement actuels n'ont pas su faire cette transformation. Nous pouvons parler de crise démocratique dans le sens où nos sociétés occidentales ont évincé le gouvernement du peuple par lui-même. Toute la délicatesse de la question est de retrouver l'équilibre de nos régimes politiques. Si d'un côté, la démocratie peut être tyrannique lorsque la majorité impose à la minorité, de l'autre le libéralisme peut entraîner l'impuissance du pouvoir politique.

Dans l'ensemble des choses que nous venons d'aborder, comment envisagez-vous la place de l'homme en tant qu'individu et en tant que citoyen?

La crise a des implications morales et existentielles. Nous ressentons une interpellation personnelle, comme une sorte d'écho qui est présent dans le comportement de chacun. Les crises économique et démocratique soulèvent la contradiction inhérent qu'il y a en nous. Alors que le travailleur est soucieux de ses droits sociaux, le consommateur veut tout, tout de suite, et au plus bas prix. Alors que le citoyen est consterné par tout ce qui se passe, l'individu privé est recroquevillé sur ses intérêts personnels. De ce fait, la crise actuelle, à l'inverse de celle de 1929, est une crise autant interne qu'externe. En conclusion, nous pourrions dire que la crise provoque remise en cause profonde de nos sociétés.

En d'autres mots, on leur pose la question de se transformer. En d'autres mots, les citoyens et l'ensemble de la classe politique semblent leur poser la question de se transformer, sans pour autant apporter de réponses. Mais si les mouvements qui s'opèrent sont lents et silencieux, je pense néanmoins qu'une autre société économique et démocratique est bien possible.

La confiance est le moteur de l’éducation

La Croix, mercredi 16 septembre 2009

L’obéissance que les enfants doivent aux adultes repose sur le besoin qu’ils ont d’être protégés et sur la conviction qu’on agit pour leur bien.

La Croix – Pourquoi, selon vous, le mot « obéissance » a-t-il été banni du vocabulaire des éducateurs ?

Marcel Gauchet - Ce mot a été réduit à la dimension de dressage, devenue le repoussoir absolu dans l’éducation d’aujourd’hui, qui fait appel à la compréhension et exclut tout mouvement d’imposition autoritaire, supposée être incompatible avec cette compréhension.

Bien sûr que l’éducation humaine n’est pas le dressage animal. Bien sûr qu’il y a eu des abus d’autoritarisme stupide. Mais une fois qu’on a dit cela, on n’a vu qu’un aspect du problème, par un tout petit bout de la lorgnette. Un peu de réflexion éloigne de l’obéissance, mais beaucoup de réflexion y ramène !

Il faut en effet rappeler ce principe essentiel : nous vivons dans des sociétés démocratiques, où l’obéissance joue un rôle fondamental. « L’obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté », écrivait Rousseau dans Le Contrat social. L’un des principes fondamentaux de la démocratie est que chacun accepte d'obéir aux lois qu'on s'est collectivement fixées.

Qu'est-ce qui justifie cette obéissance spécifique que les enfants devraient aux adultes ?

Nous sommes dans un moment de folie idéologique, où l'on pourrait compléter le premier article des droits de l'homme : « les hommes naissent libres, égaux... et adultes »! Or, les hommes ne naissent pas adultes, mais enfants. Ce qui les met dans une situation de dépendance, de tutelle. Les enfants ont objectivement besoin d'être protégés pour mener une existence satisfaisante, grandir, se développer. Ils ont besoin que les adultes se placent du point de vue de leur bien. C'est ce besoin de protection qui fonde l'autorité des adultes sur eux et donne à l'obéissance des enfants un sens.

L’âme de cette relation particulière adultes-enfants, c'est la confiance. Et il faut dire que dans la majorité des cas, les enfants font confiance aux adultes. Parfois même de manière déraisonnable - et il faut les en protéger, là aussi. Ce n'est donc pas simple. Mais c'est ce principe qui doit nous guider, comme dans la vie sociale en général. La confiance est l'élément positif, le moteur de l'éducation. Avant même de comprendre pourquoi on lui demande de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose, en faisant confiance à l'adulte, l'enfant se pénètre de l'idée que l'adulte fait quelque chose qui a un sens pour lui. Et dans la grande majorité des cas, les enfants se soumettent volontiers, car ils sentent très bien, très profondément, que leurs parents les aiment et les protègent.

Le fait d'agir au nom du bien de l'enfant a entraîné pourtant des dérives.

A partir du moment où il y a un pouvoir des adultes sur les enfants, il y a effectivement risque d'abus. Y compris dans la démagogie dont on fait preuve à leur égard en les laissant faire ce qu'ils veulent. L’éducation est un art, fait d'équilibres subtils, où il faut combiner – comme dans la vie sociale - des choses apparemment contradictoires : les libertés et la soumission, non pas à un arbitraire personnel, mais à des règles dont on pense qu'elles ont une valeur supérieure.

Faut-il aussi apprendre aux enfants à désobéir à certains ordres injustes ?

A partir du moment où on comprend qu'il y a de bonnes raisons d'obéir, on comprend qu'il y a parfois de très bonnes raisons de désobéir. Il y a des ordres auxquels il faut savoir s'opposer. Mais pour savoir désobéir à des ordres inacceptables, il faut avoir compris qu'il y a des ordres acceptables, justifiés, auxquels il y a du sens d'obéir. C'est l'un des grands apprentissages de l'existence.

Autrement dit, les enfants qui n'ont pas appris à obéir ne sauront pas non plus désobéir à des ordres injustes ?

C'est souvent le cas aujourd'hui ! Ils désobéissent volontiers à ce que leur demandent leurs parents et se soumettent aux injonctions pas toujours sensées de leur bande, ou à certains commandements stupides qui leur sont déversés par la publicité, les médias, et auxquels il serait très utile de leur apprendre à désobéir !

Recueilli par Christine Legrand